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Culture - BD / Exposition

Beyrouth à l’encre des yeux de Jorj Abou Mhaya

Le dessinateur a signé les tomes 1 et 2 de sa BD en arabe pour adultes « Madina moujawira lil ard » (Dar Onboz) dont des planches sont exposées, jusqu’au 5 novembre, à la galerie Tanit. À voir et à lire, absolument.

Beyrouth à l’encre des yeux de Jorj Abou Mhaya

Dans la BD « Madina moujawira lil ard » (« Ville avoisinant la Terre »), Beyrouth ressemble à cette sombre Gotham, ville fictive perdue dans la déliquescence la plus absolue. Photo DR

Pour que les extraits des ouvrages illustrés Madina moujawira lil ard (Ville avoisinant la Terre dans sa version française) de Jorj Abou Mhaya (tomes 1 et 2) épousent bien leur cadre, la maison d’édition Dar Onboz a tenu à les exposer à la galerie Tanit qui fait face au port de Beyrouth, et qui a été gravement endommagée durant l’explosion du 4 août 2020. Un choix doublé d’un geste symbolique puisque ces deux ouvrages parlent d’une ville en voie de disparition, à l’imagerie similaire au paysage beyrouthin après la catastrophe du port.

Les éditrices Nadine Touma et Sivine Ariss n’ont eu de cesse d’encourager les talents libanais, même au plus fort des multiples crises qui secouent le pays. Défiant tous les écueils et refusant de quitter le pays à l’heure où il a le plus besoin de son potentiel artistique, elles ont voulu exposer le travail de Jorj Abou Mhaya dans le cadre du festival Beyrouth BD et ce avec le soutien de la galerie Tanit. Le tome 1 paru en 2012 avait été suivi quelques années plus tard par la conception du tome 2 grâce à une résidence d’artiste de l’illustrateur à Angoulême. Mais en raison des événements de différentes natures qui se sont succédé au Liban, sa parution a été retardée. Aujourd’hui, le rendez-vous avec le public semblait adéquat puisqu’il coïncidait avec l’évènement, porté par l’Institut français du Liban, célébrant le 9e art. L’auteur a signé les deux tomes il y a quelques jours et ses planches resteront accrochées aux cimaises de Tanit jusqu’au 5 novembre. À signaler que l’œuvre d’Abou Mhaya a été traduite en français par l’auteur et Sophie Guerri aux éditions Denoël Graphic sous l’intitulé Ville avoisinant la Terre (2016).

Scénario prémonitoire

Né à Beyrouth en pleine guerre civile – ce qui laissera une empreinte indélébile sur son œuvre–, Jorj Abou Mhaya a commencé par peindre avant de s’intéresser à la bande dessinée. Autodidacte, il a signé sa première exposition à l’âge de 17 ans à l’International Art Gallery de Londres, avant de devenir caricaturiste et illustrateur pour divers journaux et agences de publicité à Beyrouth et au Moyen-Orient.

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Lui dont la jeunesse a été notamment marquée par les abris, l’anxiété et la peur, reconnaît que ce que vit actuellement le Liban et plus particulièrement Beyrouth est le pire des cauchemars. Un scénario catastrophe qu’Abou Mhaya avait imaginé dans sa BD dystopique et qui prend actuellement l’allure d’une prémonition où le réel a emboîté de loin le pas au fictif. « Quel est le quotidien d’un homme qui n’a choisi, à la base, ni sa vie professionnelle ni sa vie privée ? » Une question qui marque le point de départ du parcours initiatique, voire schizophrène, de Farid Tawil, le personnage principal de la BD parti dans une quête de sa propre identité et de celle de sa ville, par extension.

L’histoire de ce beyrouthin ordinaire est glaçante. Un soir, en rentrant chez lui, il découvre que l’immeuble où il vit avec sa famille a complètement disparu et que la cité où il est né n’est plus la même. À la recherche du visage de sa ville perdue dont il ne retrouve plus ni les traits ni les repères, il va se noyer dans les méandres de ruelles noires et sombres habitées d’étranges créatures. Il verra défiler un transsexuel, un philosophe, des foules hystériques, mais aussi, entre autres, un Batman obèse, « sorte de caricature des autorités politiques »...

Autoportrait à l’encre de Jorj Abou Mhaya. Photo DR

Dans la folie des hommes

Dans cet ouvrage illustré en noir et blanc et rédigé en langue parlée libanaise – avec un vocabulaire cru et aride qui taille dans le vif –, Beyrouth apparaît comme une ville dystopique, crépusculaire, aux immeubles ayant poussé follement comme des champignons, violant toute règle d’urbanisme. Elle s’est phagocytée avec le temps par des cellules cancéreuses qui lui ont gangrené le corps. Beyrouth ressemble à cette sombre Gotham, ville fictive perdue dans la déliquescence la plus absolue. Dans l’album d’Abou Mahya, la capitale libanaise est à la fois familière et inconnue. Une image allégorique significative puisque l’artiste – à l’instar de nombreux compatriotes – avoue ne plus retrouver, et cela depuis quelques années, les traces de sa ville. Peur, anxiété, agressivité et folie sont croquées à l’encre noire que l’auteur-illustrateur pose en touches minutieuses, qui s’étalent et s’étirent, ne laissant aucun détail de côté. Figures émaciées et longitudinales, corps anamorphiques, les silhouettes torturées évoluent avec un tel dynamisme savant sur les planches qu’on les verrait presque s’animer. À force d’acharnement, le dessinateur autodidacte a su faire jaillir, du noir ambiant, un blanc lumineux.

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« Les ouvrages sont une mise en abyme du parcours de chaque Libanais prisonnier d’un engrenage de schizophrénie et courant vers l’inconnu », note l’artiste qui voit les habitants de Beyrouth « comme des morts-vivants. Ils marchent dans la rue sans direction précise. Ils se ressemblent tous, les femmes comme les hommes. Les boutiques ont proliféré, certes, mais leurs portes sont closes. Je ne peux plus définir ma ville. C’est une ville avoisinant la terre, si proche et néanmoins si lointaine de notre esprit ».

C’est d’ailleurs ce que ressent Farid Tawil, conscient de n’avoir que deux options : revenir à une vie qu’il n’a pas choisie ou sombrer dans la folie. « Il y a une fin à ces deux tomes, assure Jorj Abou Mhaya. Peut-être que dans cinq ans, Beyrouth aura encore changé de face. On pourra alors aborder un autre projet. »

L’univers de l’auteur est multiple. Il sait surfer sur des techniques différentes. Son album Farida, paru également aux éditions Dar Onboz, illustre des personnages naïfs tout en rondeur et n’a aucun point en commun avec les personnages de Ville avoisinant la Terre. Comment expliquer cette dichotomie qui habite sa plume? « Nadine (Touma), cofondatrice de Dar Onboz, et moi-même avons grandi dans un même environnement rural où l’on voyait la vie en rose. C’était l’époque de la Békaa insouciante, dit-il. Nous nourrissions les mêmes rêves, d’où la naissance de Farida. Alors que La ville avoisinant la Terre représente nos pires cauchemars, ce que nous aurions aimé ne pas expérimenter. »

Plongée dans la ville

Circuler parmi les planches de la BD dessinée de Jorj Abou Mhaya, c’est comme déambuler dans les ruelles de sa ville. Les œuvres originales des tomes 1 et 2, qui sont exposées sur les cimaises de la galerie Tanit ainsi que dans des boîtes en verre, sont une plongée immersive dans son univers. Il aurait été inutile d’accompagner les planches illustrées par des légendes explicatives. Le travail de Jorj Abou Mhaya ne s’explique vraiment pas par des mots. Et cela, Sivine Ariss, cofondatrice de Dar Onboz, l’a très bien compris. En accompagnant l’auteur tous les jours, durant plus de quatre mois, en le voyant travailler, en filmant son regard, ses mains posées sur la page blanche, en partageant ses silences si éloquents et en les traduisant par une musique née durant le tournage – qui vous hante et vous habite –, Sivine Ariss a pu instaurer une conversation entre les planches et son film intitulé Ville d’encre projeté sur l’un des murs de la galerie*, entouré par les illustrations d’Abou Mhaya. À noter que Nadine Touma organise des visites guidées de l’exposition pour les étudiants et les écoliers qui aimeraient voir de plus près comment fonctionne le monde de la BD.

*https://youtu.be/tO6ZqG3YTyM

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