Si le vote des Libanais de l’étranger ne semble pas inquiéter outre mesure les partis traditionnels, qui restent en définitive et jusqu’à nouvel ordre les maîtres du jeu électoral dont ils connaissent par cœur les rouages, il tourmente clairement une partie d’entre eux.
La loi électorale prévoit normalement que les Libanais résidant à l’étranger soient représentés par six députés, un par continent, une particularité qui n’avait pas été mise en œuvre en 2018 et qui fait actuellement l’objet d’un débat. Compte tenu du contexte local marqué par l’effondrement du pays et le soulèvement d’octobre 2019, les partis traditionnels semblent craindre que la diaspora ne se tourne massivement vers les partis alternatifs et les candidats indépendants.
Si le Hezbollah et Amal sont les seuls à avoir publiquement exprimé leurs appréhensions à l’égard du vote des émigrés, les autres partis, notamment le Courant patriotique libre, le courant du Futur, les Forces libanaises et le Parti socialiste progressiste font pour leur part campagne pour la participation des non-résidents à la prochaine consultation, bien qu’ils soient pour la plupart d’entre eux tout aussi alarmés par cet enjeu. « C’est l’ensemble des partis traditionnels qui ont peur du vote des Libanais de l’étranger et pas seulement le Hezbollah et Amal. C’est un jeu de rôle qu’ils se partagent entre eux », estime Ali Slim, directeur exécutif de la LADE, l’Association libanaise pour la démocratie des élections, une ONG anti-establishment.
En 2018, 56 % des électeurs inscrits à l’étranger (un peu plus de 82 000) avaient voté. Un chiffre appelé à grossir lors de la consultation de 2022 du fait du nombre extrêmement élevé de Libanais qui ont émigré, notent les chercheurs à la LADE. Selon les chiffres rendus publics par la société de sondage al-Douwaliyya lil Maaloumat, le nombre de Libanais qui ont décidé de partir à l’étranger a atteint 116 000 en 2020, soit le double des départs de 2018. « Ce sont autant d’électeurs mécontents qui sont partis pour échapper aux aléas de l’effondrement économique et l’instabilité politique. S’ils devaient se rendre aux urnes, ils ne voteront certainement pas pour les partis traditionnels », décrypte Ali Slim.
Un droit acquis
Pour justifier sa crainte à l’égard du vote de la diaspora, le Hezbollah met en avant son impossibilité de mener une campagne digne de ce nom dans de nombreux pays, notamment en Europe ou en Amérique du Nord, où le parti chiite est considéré comme groupe terroriste. Un argument qui n’avait toutefois pas été mis en avant par les deux formations chiites durant les élections de 2018.
Si le tandem chiite fait pression pour annuler le vote des émigrés, l’autre allié du Hezbollah, le CPL, insiste au contraire pour qu’il ne soit pas remis en question. Le chef du parti, Gebran Bassil, a assuré hier « qu’il est intolérable de priver les Libanais d’un droit garanti par la Constitution », admettant toutefois que le vote de la diaspora pourrait lui faire « perdre des voix ». « C’est une question de droit acquis et non de calculs électoraux », affirme le député du groupe parlementaire aouniste Alain Aoun à L’Orient-Le Jour. Pour sa part, le gendre du président a cependant clairement mis en avant sa préférence pour la formule des six candidats. Celle-ci pourrait limiter la portée du vote des Libanais de l’étranger qui, si elle concernait les 128 députés, pourrait avoir un impact non négligeable sur le scrutin.
« C’est une catégorie d’électeurs qui risquent d’échapper aux partis traditionnels, d’autant que ces derniers sont incapables de contrôler leur réseau clientéliste politique à l’étranger », commente M. Slim. Profitant de l’état de délabrement et de pauvreté dans lesquels se sont retrouvés plus de 70 pour cent des Libanais, les partis traditionnels s’attellent d’ores et déjà à multiplier les services dans leurs circonscriptions respectives en vue de préparer le terrain électoral. C’est notamment dans cette perspective qu’il faut interpréter la distribution du mazout iranien par le Hezbollah, ou la mise en place d’un transport public dans le casa de Jbeil financé par le député FL de la localité, Ziad Hawat. Des services qu’il leur est impossible de promouvoir auprès de la diaspora.
Selon Mohammad Chamseddine, chercheur à al-Douwaliyya lil Maaloumat, il est toutefois encore trop tôt pour prédire l’ampleur du vote des émigrés ou encore les tendances politiques qui se dessinent. « Jusqu’à nouvel ordre, la diaspora est plutôt un reflet de la trame des allégeances politiques au Liban », souligne le chercheur.
À ce jour, ce sont près de 3 000 Libanais (Gebran Bassil avance le chiffre de 4 000) résidents à l’étranger sur les 830 000 qui ont le droit de voter, qui se sont inscrits sur la plateforme officielle qui leur est destinée pour prendre part au scrutin. « Si d’ici au 20 novembre, date butoir des inscriptions, on dépasse les 200 000 inscrits, à ce moment-là nous pouvons espérer un vote réformiste. Par contre, si le chiffre plafonne autour des 100 000, il n’y a pas grand-chose à en attendre », estime M. Chamseddine.
Quels que soient les pronostics, rien n'assure pour l’heure que le vote des émigrés pourra avoir lieu. Jeudi prochain, les commissions parlementaires mixtes se réuniront pour en débattre. « Rien ni personne ne pourra bloquer le vote des émigrés, je peux vous le garantir », assure quant à lui Alain Aoun. « L’enjeu est de taille : il est d’abord éthique et ensuite économique sachant que le Liban n’aurait pu survivre depuis le début de la crise sans l’apport financier des émigrés qui sont le poumon du pays. On ne pourra pas les écarter de cette échéance », affirme pour sa part le député du PSP Bilal Abdallah.
Bassil contre une atteinte au droit de vote des émigrés
Le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil s’est ouvertement prononcé contre tout amendement de la loi électorale actuellement en vigueur, s’opposant ainsi à la volonté du tandem chiite Amal-Hezbollah qui milite pour la tenue du scrutin en mars 2022 au lieu de mai de la même année, sous prétexte que le mois de ramadan tombe en avril. Lors d’une conférence de presse hier au siège de son parti à Sin el-Fil, M. Bassil a aussi plaidé pour que les Libanais de l’étranger puissent voter, à l’heure où le fait d’avancer la date du scrutin mettrait en péril ce droit que les émigrés avaient exercé pour la première fois en 2018, quand M. Bassil était chef de la diplomatie.
« La tenue des législatives en temps voulu devrait être chose acquise, parce que rien ne justifierait le fait de ne pas les organiser », a d’emblée lancé le chef du CPL, s’opposant ainsi ouvertement à la volonté du Hezbollah, qui veut avancer la date du scrutin, ce qui supposerait un amendement de la loi électorale. « Nous craignons que l’ouverture du débat sur de légères modifications de la loi ne conduise à des amendements qui porteraient sur les principes, tels que le droit des Libanais de la diaspora d’être représentés par six députés (un pour chaque continent) », a déclaré M. Bassil, dans une pique évidente à l’adresse du tandem chiite.
Il a rappelé que l’effectif des Libanais résidant à l’étranger s’élève à 14 millions. « Ce sont des citoyens à part entière et ils ont des droits qui ne devraient pas leur être retirés », a tonné le député de Batroun. Pour lui, le fait que les émigrés soient représentés à la Chambre « n’est pas un détail, d’autant que leurs députés porteront leurs demandes de manière constante dans la vie politique libanaise et contribueront à légiférer ». « Il est intolérable que la loi soit manipulée pour des motifs liés aux intérêts électoraux de certains protagonistes qui craignent d’éventuelles pertes », a encore affirmé le chef du CPL, dans une nouvelle attaque implicite contre le duo Hezbollah-Amal.
Nous ne voulons pas être limités à 6 députés seulement ! C’est d’un ridicule sournois comme d’habitude.
15 h 17, le 06 octobre 2021