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Le meilleur et le pire


Pour un pays plongé, comme le nôtre, dans la mouise, quel beau et énorme motif d’orgueil et de réconfort, que ce Nobel de médecine attribué à un biologiste et neuroscientifique d’origine libano-arménienne, émigré aux États-Unis !


Que de puissants symboles renferme, en outre, le champ de recherches – la perception sensorielle – dans lequel viennent de se distinguer Ardem Patapoutian et son colauréat, David Julius. Les découvertes révolutionnaires des deux savants promettent en effet des progrès inouïs dans divers traitements médicaux : dont celui, lancinant entre tous, des douleurs chroniques. À la fierté d’avoir abrité en bonne partie la brillante formation du Dr Patapoutian se mêle irrésistiblement dès lors, pour le Liban, un sentiment d’immense regret, sinon de souffrance : celle que peut précisément susciter l’exode massif de tous ces jeunes cerveaux fuyant l’effroyable gâchis national qu’ont causé des méninges inaptes au pouvoir, ou alors dénuées de toute conscience…


Avec le retentissant scandale des Pandora Papers, les hasards de l’actualité sont venus mettre en lumière une forme particulière de perception sensorielle échappant à l’autorité de nos deux prix Nobel de médecine. Il s’agit de l’incroyable flair qu’ont nombre de personnages publics pour les bonnes affaires. Un peu partout, argent et politique ont fort souvent fait bon ménage, ils ne craignent pas même parfois de circuler bras dessus, bras dessous. Plutôt que de continuer à l’ignorer, maintes démocraties ont bien essayé d’apprivoiser la bête en organisant, par exemple, le financement des campagnes électorales, ou encore le fonctionnement des lobbies, mais sans jamais éliminer complètement la fraude.


Que des puissants du monde entier, et non des moindres, aient dissimulé leurs avoirs dans des sociétés offshore ne devrait donc pas trop surprendre. Que beaucoup d’entre eux, coupables de prévarications, aient volé une deuxième fois leur pays en pratiquant l’évasion fiscale est même, pourrait-on dire, dans l’ordre monstrueusement naturel des choses. Ce qui fait honte tout de même au Liban en faillite, c’est de voir ses élites – politiques ou autres – accéder, de par leur multitude, au tout premier rang des habitués des paradis fiscaux…


Outre les démentis d’usage, que feront donc les gouvernements affectés (et infectés ?) de la masse d’informations opiniâtrement récoltées par cet admirable Consortium international des journalistes d’investigation ? La question ne se pose pas hélas, pour nous. À tout prendre, et dans un pays où la corruption au pouvoir a elle aussi battu tous les records, la justice libanaise a bien mieux à faire dans l’immédiat. Et voilà soudain qu’elle se met à le faire fort bien.


Infiniment plus précieux que tout le cash et les lingots entassés dans les édéniques refuges de l’océan Pacifique est en effet le sang humain : surtout quand il a été versé à flots, que ce soit par malveillance ou par négligence non moins criminelle, comme ce fut le cas lors des explosions de l’été de 2020 dans le port de Beyrouth. Lundi, la cour d’appel rejetait spectaculairement deux recours en dessaisissement du juge Tarek Bitar, chargé d’instruire cette affaire. Dès hier, celui-ci reprenait ses activités, fixant pour bientôt les dates des interrogatoires auxquels il entend soumettre trois députés et anciens ministres, de même qu’un ancien chef de gouvernement. Le magistrat est tenu d’aller vite, avant l’ouverture d’une nouvelle session ordinaire de l’Assemblée, ôtant ainsi aux prévenus toute possibilité d’arguer de leur immunité parlementaire, comme ils n’ont cessé de le faire à ce jour.


Tout n’est pas joué certes, et ces derniers disposent encore d’un vaste arsenal de manœuvres dilatoires. C’est dire qu’il faudra sans doute continuer de se battre pour préserver la quête de vérité. Se battre dans la rue et dans les médias, comme s’y emploient inlassablement les familles des victimes de la catastrophe du port. Se battre aussi, et peut-être surtout, dans les dédales du Palais de justice, comme le laisse heureusement augurer l’arrêt de la cour d’appel confirmant le maintien en lice du juge d’instruction.


Tout comme la peur, le courage peut s’avérer contagieux. On n’a certes pas fini de sauver le soldat Tarek Bitar ; mais du moins ses compagnons d’armes, les juges, sont-ils désormais de la partie.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Pour un pays plongé, comme le nôtre, dans la mouise, quel beau et énorme motif d’orgueil et de réconfort, que ce Nobel de médecine attribué à un biologiste et neuroscientifique d’origine libano-arménienne, émigré aux États-Unis ! Que de puissants symboles renferme, en outre, le champ de recherches – la perception sensorielle – dans lequel viennent de se distinguer Ardem...