L’étau se resserre encore autour du juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar. Le juge a été dessaisi d’office hier en début d’après-midi du dossier, aussitôt après avoir été notifié de la demande en récusation présentée vendredi devant la cour d’appel de Beyrouth par le député et ancien ministre de l’Intérieur mis en cause, Nouhad Machnouk. Le dessaisissement n’est toutefois pas définitif, dans l’attente que la cour présidée par Nassib Elia statue sur le recours de M. Machnouk.
La notification a eu lieu alors que Tarek Bitar entamait une semaine décisive dans l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth. Le magistrat venait d’achever l’audition de Jaoudat Oueidate, chef de la sécurité nationale au sein de l’armée. Selon des sources informées, il en a pris acte sans avoir eu le temps de décider s’il devait prendre une mesure restrictive de liberté à l’encontre de ce dernier. Ont été suspendues toutes les séances d’audition d’autres responsables sécuritaires, notamment celles de Ghassan Gharzeddine, ancien membre du service des renseignements de l’armée, qui devait comparaître hier, ainsi que Camille Daher, ancien chef des renseignements de l’armée. Quant à l’ex-commandant en chef de l’armée, Jean Kahwagi, il ne sera pas non plus entendu aujourd’hui comme il était prévu. Idem pour les députés Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaiter, et M. Machnouk : le premier devait comparaître ce jeudi, et les deux autres vendredi. Une séance était également prévue pour auditionner le 4 octobre l’ancien chef de gouvernement Hassane Diab, sorti du territoire libanais sans répondre à sa convocation le 20 septembre.
Avant la suspension de ses fonctions, M. Bitar avait multiplié hier matin ses démarches pour tenter d’avancer dans son enquête. Une source judiciaire affirme à L’OLJ qu’il avait demandé dans ce cadre au parquet de cassation de déférer deux requêtes, l’une adressée au ministre de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, pour l’autoriser à poursuivre le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et l’autre au Conseil supérieur de la défense pour lui permettre d’interroger le directeur de la Sécurité de l’État, Tony Saliba. Ces demandes lui avaient été refusées par l’ancien gouvernement présidé par Hassane Diab, mais en raison de l’avènement du gouvernement Mikati, le juge d’instruction pouvait les réitérer. Selon une source médiatique, M. Maoulaoui n’aurait pas encore reçu la demande d’autorisation qui le concerne. D’autres informations ont par ailleurs circulé selon lesquelles M. Bitar a mis en cause hier le procureur près la Cour de cassation, Ghassan Khoury, le suspectant d’avoir classé sans suite le dossier du nitrate d’ammonium, alors qu’il en avait eu connaissance en juin 2020, soit deux mois avant la double explosion au port de Beyrouth.
Arrêt immédiat
Semblant jouer au chat et à la souris, la caste politique cherche clairement à mettre Tarek Bitar hors jeu. MM. Khalil et Zeaïter auraient présenté hier une demande de récusation similaire à celle présentée par Nouhad Machnouk. Celui-ci avait été précédé mercredi dernier par un recours pour suspicion légitime présenté devant la Cour de cassation par Tony Frangié, l’avocat de Youssef Fenianos, mis en cause et objet d’un mandat d’arrêt pour non-comparution à l’audience qui lui avait été fixée le 16 septembre. Ce recours avait été notifié au juge d’instruction qui n’a pas voulu se dessaisir de l’affaire, la loi l’autorisant à poursuivre tant que la Cour de cassation ne lui demande pas de suspendre son action en attendant qu’elle tranche. Aussitôt qu’une plainte pour suspicion légitime avait été portée contre lui en décembre 2020, le prédécesseur du juge Bitar, Fadi Sawan, avait pour sa part pris l’option de se désister, sans attendre la décision de le récuser rendue en février par la Cour de cassation.
En tout état de cause, maintenant qu’il fait l’objet d’une demande de dessaisissement devant la cour d’appel, Tarek Bitar ne peut plus poursuivre ses fonctions de juge d’instruction près la Cour de justice, cette demande imposant l’arrêt immédiat de son action judiciaire, contrairement à l’effet du recours porté devant la Cour de cassation. Tous les regards sont désormais rivés sur la cour d’appel de Beyrouth, qui n’est liée par aucun délai pour prononcer sa décision. Vu l’ampleur de ce qui est considéré comme l’une des plus grandes explosions non nucléaires de l’histoire moderne, il semble pourtant urgent que cette décision ne tarde pas. À échéance, la cour pourrait rejeter la demande de M. Machnouk et maintenir le dossier entre les mains de M. Bitar. Encore faudrait-il qu’elle le fasse avant l’ouverture de la session ordinaire du Parlement fixée au 19 octobre. À compter de cette date, MM. Machnouk, Khalil et Zeaïter pourront de nouveau se servir du parapluie de leur immunité parlementaire, qu’ils ont perdue avec la fin de la session extraordinaire à la suite du vote de confiance accordé au gouvernement Mikati.
Impasse ?
Le plus grave serait que la cour décide de dessaisir définitivement le magistrat, d’autant qu’il serait difficile de le remplacer. « Après les menaces que le Hezbollah a fait parvenir à Tarek Bitar la semaine dernière (le juge d’instruction a reçu un message de la part du parti de Dieu menaçant de le « déboulonner » NDLR), quel autre juge oserait s’aventurer sur ce terrain miné d’intimidations, de pression et de harcèlement ? », s’interroge Nizar Saghieh, directeur de Legal Agenda. « Quoi qu’il en soit, il semble impossible à l’heure actuelle de nommer un successeur à M. Bitar », estime-t-il. Et pour cause : « Selon la procédure de désignation, le ministre de la Justice, Henri Khoury, devra proposer au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) le nom d’un magistrat pour reprendre l’enquête. Mais sur les dix membres que doit comporter le CSM, seuls quatre y siègent actuellement, à savoir son président Souheil Abboud, le procureur près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, le président de l’Inspection judiciaire, Bourkan Saad, ainsi que Afif Hakim, membre fraîchement élu par les présidents et membres des Cours de cassation », note M. Saghieh.
« Si M. Bitar est dessaisi, nous serions devant une impasse parce qu’en l’absence du quorum, l’organe ne sera pas en mesure d’approuver le nom qu’aura éventuellement proposé le ministre de la Justice, alors que la loi exige cette approbation », poursuit le spécialiste. « Pour la caste au pouvoir, ce serait alors le scénario idéal, puisque l’enquête s’arrêtera, faute de juge d’instruction », ajoute-t-il, évoquant toutefois une jurisprudence ancienne qui, si elle est suivie, éloignerait la possibilité pour la cour d’appel présidée par Nassib Elia d’accepter dans la forme le recours en dessaisissement. « Un arrêt rendu en 2007 par la cour d’appel de Beyrouth avait rejeté une demande de dessaisissement d’un juge d’instruction près la Cour de justice, Élias Eid, qui se penchait alors sur l’affaire de l’assassinat de l’ancien chef de gouvernement Rafic Hariri », indique M. Saghieh, soulignant que l’instance juridictionnelle s’était alors déclarée incompétente. « La cour avait jugé que contrairement aux autres juges d’instruction qui ont des liens territoriaux avec les cours d’appel dans les mohafazats, un juge d’instruction près la Cour de justice ne relève pas de telles cours », explicite l’avocat.
Chez Abboud et Khoury
Du côté des proches des victimes, on espère encore que la cour rendra un jugement en faveur de Tarek Bitar. « Nous avons eu des avis positifs sur la moralité du magistrat Nassib Elia », se rassure l’un d’eux, Ibrahim Hoteit, indiquant par ailleurs à L’OLJ qu’une délégation des familles des victimes s’est rendue hier auprès du président du CSM, Souheil Abboud, et se rendra aujourd'hui chez le ministre de la Justice, pour leur demander de « protéger » leur cause, ainsi que le cours de l’enquête. « J’espère que les recours contre le juge Bitar n’ont été présentés que pour gagner du temps avant l’ouverture de la session parlementaire ordinaire », ajoute M. Hoteit, mettant en garde contre un dessaisissement définitif, qui aboutirait, selon lui, à une mise en accusation des ministres devant l’instance « virtuelle » qu’est la Haute Cour chargée de juger les présidents et les ministres, une juridiction formée de huit magistrats et sept députés, et qui n’a jamais siégé. « Une telle décision provoquerait une révolte populaire d’une grande ampleur », prévient-il, indiquant que sur les réseaux sociaux les proches des victimes ont appelé hier à une mobilisation de la population demain à 13h devant le Palais de justice, pour presser les membres de la cour d’appel chargée de statuer sur la demande en récusation d’agir selon leur conscience.
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Merci à Madame Eliane Pharaon pour l’info, Claude étant un prénom unisexe, j’espère que je n’ai offensé personne. Je vous promets de ne plus recommencer. Cordialement.
Le Point du Jour.
12 h 25, le 29 septembre 2021