C’est officiel. Depuis le début du mois, les 18 000 conteneurs du premier hub commercial israélien, le nouveau port de Haïfa, sont désormais opérés par une compagnie publique chinoise, la Shanghai International Port Group (SIPG), pour les 25 prochaines années à venir. Les nouvelles infrastructures promettent d’en faire une plaque tournante du commerce régional reliant la péninsule Arabique à la Méditerranée. Et, quoi qu’en pense l’administration américaine, les Chinois sont de la partie.
L’événement a d’autant plus de raisons de froisser Washington qu’il n’est pas un fait isolé, mais le résultat d’un rapprochement plus large voulu au sommet. Depuis plusieurs années, des étudiants chinois investissent les campus des universités israéliennes, à Haïfa ou Tel-Aviv, et apparaissent dans les couloirs de l’Université hébraïque de Jérusalem. Le ministère de l’Éducation a introduit des cours de chinois dans les écoles israéliennes, et en Chine les études juives et israéliennes connaissent un essor. Encouragés par les gouvernements, ils représentent la face visible d’une entreprise de séduction amorcée il y a une dizaine d’années.
Tout commence au tournant des années 2010. Benjamin Netanyahu vient de retourner au pouvoir en 2009, après dix ans d’absence, dans un contexte de crise économique mondiale. Il est convaincu qu’il faut diversifier les sources d’investissement, et pour cela il est résolu à courtiser la puissance émergente qu’est la Chine. À la Maison-Blanche, Donald Trump n’a pas encore accédé à la présidence et les relations entre Washington et Pékin sont encore relativement calmes, en tout cas beaucoup moins orageuses qu’elles ne le seront par la suite. Le champ est libre pour le Premier ministre israélien, qui tente une approche en multipliant les mots doux à l’égard de Pékin, particulièrement friand de l’industrie de haute technologie de la « start-up nation ».
L’État hébreu de son côté a besoin d’investissements extérieurs, notamment pour renouveler certaines infrastructures nationales qui ont été mal gérées. C’est à ce moment, au tournant des années 2014-2015, que les contrats de construction et de gestion des ports de Haïfa et d’Ashdod sont confiés à des entreprises chinoises, qui apprécient de pouvoir mettre un pied en Méditerranée. « Israël est certes un petit pays, mais il s’agit du seul endroit, en dehors du Sinaï, qui permette de créer une connexion économique entre l’océan Indien et la Méditerranée », indique Zsolt Csepregi, vice-directeur des affaires internationales au Antall Jozsef Knowledge Centre à Budapest, pour qui les Chinois auraient alors tenté de trouver une alternative au canal de Suez ainsi qu’à l’axe Liban-Syrie-Irak, jugés risqués car trop instables. Entre 2001 et 2018, le volume d’échange commercial (import et export) entre la Chine et Israël passe de 1,07 à 11,6 milliards de dollars, avant de retomber à 9,71 milliards en 2020, selon des données publiées par l’Institute for National Strategy Studies, centre de recherche rattaché à l’université de Tel-Aviv.
Pour appuyer ces transactions, les autorités se mettent en scène et brodent un nouveau récit qui s’appuie sur des éléments communs de l’histoire des deux pays, par exemple la communauté juive de Chine, initialement implantée dans la ville de Kaifeng, qui a depuis majoritairement migré en Israël. Une certaine admiration réciproque marque aussi les relations entre les deux peuples. « Ils apprécient chacun ce qu’ils perçoivent comme une grande culture vieille de plusieurs milliers d’années », fait remarquer Zsolt Csepregi. Côté israélien, on estime important « d’être apprécié et accepté par la Chine, une grande puissance et une civilisation ancienne », poursuit ce dernier.
Cheval de Troie
Mais cette amitié naissante n’est pas au goût de tous. Elle contrarie d’abord l’allié américain, premier sponsor de l’armée israélienne et grand rival de Pékin. Surtout, la présence chinoise est perçue comme un cheval de Troie en Israël, ouvrant la porte à des menaces extérieures. « Un énorme désaccord émerge en interne : alors que M. Netanyahu pousse pour ces nouveaux investissements, une partie de l’establishment sécuritaire craint que les technologies israéliennes ne finissent dans les mains des Iraniens et du Hezbollah », note Zsolt Csepregi.
Les indicateurs sont au rouge, mais il faut attendre 2018 pour qu’une série de facteurs brise véritablement l’élan. En Israël, la crise politique qui débute en décembre 2018 change les priorités de Benjamin Netanyahu, qui sera désormais occupé à assurer sa propre survie. « Netanyahu veut s’occuper personnellement de ces initiatives : lorsqu’il ne va pas lui-même en Chine, les affaires n’ont pas lieu », estime Zsolt Csepregi. En face, « les Chinois avaient besoin d’être rassurés, de faire des réunions, prendre des photos… Ils ne sont pas du style à régler un contrat par mail, ils veulent le travail de propagande qui va avec », poursuit ce dernier.
Surtout, Washington hausse le ton face à un partenariat de plus un plus inquiétant, notamment à cause de la rapidité de son évolution. « L’administration Trump a commencé à envoyer de sérieux avertissement aux Israéliens », indique Zsolt Csepregi. « Les diplomates américains tentent en coulisses de dissuader les Israéliens de poursuivre l’engagement entrepris avec la Chine », ajoute ce dernier. La stratégie fonctionne : les investissements et les échanges commerciaux baissent et les deux partenaires s’affichent de moins en moins ouvertement ensemble. « L’âge d’or du partenariat israélo-chinois est passé : les Israéliens ne chasseront pas les Chinois, mais ils réfléchiront désormais à deux fois avant de signer de nouveaux contrats », précise Zsolt Csepregi.
Les changements d’exécutif confirment que l’idylle n’aura pas lieu. En Israël, le nouveau chef du gouvernement Naftali Bennet n’a pas les ambitions de son prédécesseur en ce qui concerne la Chine, avec qui il se montre plus distant. À Washington, Joe Biden fait pression, jusqu’à donner ses instructions en personne lors de sa rencontre avec le Premier ministre israélien au début du mois. Dans la foulée, le gouvernement israélien annonce qu’il a repoussé une offre portant sur la construction de nouvelles lignes de tramway à Tel-Aviv (Tel-Aviv Light Rail), initialement confiée à une compagnie chinoise. En face, Pékin réalise que ses investissements régionaux gagneraient à passer par d’autres pays moins sensibles aux pressions américaines, comme l’Iran. Au cours des dernières années, la Chine avait modéré ses ardeurs sur le dossier palestinien afin de ne pas contrarier les Israéliens. 2021 marque le retour à une position plus ouvertement pro-palestinienne.
Quant à savoir qui occupera l’espace laissé vacant par Pékin, les développements de l’année qui vient de s’écouler sont explicites. « L’une des raisons pour lesquelles les accords d’Abraham (traité de normalisation des relations entre Israël et les Émirats arabes unis et Bahreïn signé en septembre 2020) ont été conclus est qu’Israël avait besoin d’investissements pour ses infrastructures civiles : les Émiratis étaient en bonne position pour fournir ces milliards de dollars et remplir le rôle qui était attribué hier aux Chinois », conclut Zsolt Csepregi.