Je quitte le Liban. Pas pour de bon, certes, je ne suis pas encore prête à prendre cette décision... Mais il se trouve que l’été dernier, alors que j’étais encore bien loin d’imaginer l’ampleur de notre déconfiture, j’ai postulé pour une résidence d’auteur en Europe. Deux mois et demi entièrement financés dans une cabane au bord d’un lac, la fondation qui l’assure assumant également le billet d’avion aller-retour. L’idée de ces résidences est de disposer d’une période de temps ininterrompue pour travailler sur son propre projet d’écriture, sans se soucier d’avoir à gagner de l’argent ou de stresser pour les choses de la vie quotidienne. C’est un peu comme une bonne fée qui vous arrache à votre vie réelle et vous place dans des conditions idéales pour la créativité et la concentration.
La nouvelle de mon acceptation– reçue deux semaines après l’explosion au port – ne pouvait pas mieux tomber : ces derniers temps, il a été particulièrement difficile, voire impossible, de trouver la créativité et la concentration nécessaires. Comme tout le monde, le peu d’imagination dont je dispose encore est entièrement accaparé, asséché par le fait de devoir chaque jour lutter pour assurer ses besoins les plus élémentaires. Si, comme tout le monde, mes rêves, mes ambitions dépassent le fait de simplement survivre, j’ai dû, moi aussi, les mettre entre parenthèses, tant ils s’avèrent incompatibles avec la réalité du quotidien en ce moment.
Bref, le mois prochain, je quitte le Liban. Pour un endroit si différent, si loin de ses indignités quotidiennes que je pourrais aussi bien franchir un portail vers une autre dimension. Je devrais m’en réjouir – c’est le cas, bien sûr –, mais à cette joie se mêle un profond sentiment de crainte, ainsi qu’une bonne dose de culpabilité – ce bagage obligatoire que tout le monde a emporté avec soi ces derniers temps.
Oui, j’ai peur de partir. Peur de ce que je pourrais trouver à mon retour. Parce que quitter le Liban, quitter Beyrouth en ce moment, c’est comme laisser un être cher gravement malade sous assistance respiratoire. Sa situation se détériore rapidement ; à tout moment, il peut mourir. Je veux être là pour chaque minute de ce moment ; cela fait des mois que je veille près de son lit, à l’écoute de sa respiration laborieuse, incapable de penser à autre chose. Mais je dois rentrer chez moi, prendre une douche, dormir, me ressourcer un peu pour pouvoir revenir et être là à nouveau. Mais que se passe-t-il si je lui tourne le dos ? Que se passera-t-il s’il disparaît pendant mon absence? Comment pourrai-je vivre avec cela?
J’ai bien conscience que la métaphore a ses limites : un lieu n’est pas une personne, susceptible de mourir d’un moment à l’autre, et, pour tout dire, je suis plutôt du genre à lever les yeux au ciel face aux gros titres ou aux interlocuteurs qui agitent le spectre de la fin de ce pays.
Non, un lieu n’est pas une personne, mais une création complexe et changeante de la mémoire. Cette mémoire réside dans la pierre et le béton mêmes, elle est stockée dans chaque arbre, chaque changement de temps et chaque chute de lumière saisonnière. Dans toutes les choses, tangibles et intangibles, qui composent le paysage. Et ce sont les personnes qui y vivent qui gardent cette mémoire vivante, qui insufflent au lieu un souffle et un esprit. Les personnes qui aiment ce lieu lui donnent un sens. Pas seulement les personnes que nous aimons, et qui constituent en quelque sorte notre propre orbite, mais aussi, et surtout, celles que nous ne connaissons même pas, qui vaquent à leurs occupations quotidiennes, dans la campagne, et qui sont connectées par leurs propres liens privés d’intimité et de familiarité. Ainsi l’épicier qui aime son magasin, et qui l’ouvre chaque matin en se réjouissant de voir ses clients habituels, contribue à ce que ce coin de la ville soit animé. Et le client qui le salue tous les jours, et le chauffeur de service qui transporte ce client, et le voisin qui salue le chauffeur de service depuis son balcon dans le calme de l’aube alors que le chauffeur démarre sa voiture. Tous ces gens, toutes leurs interactions avec le lieu et les uns avec les autres créent une force puissante : une toile d’amour complexe et lumineuse qui maintient le lieu ensemble, qui relie le présent au passé, telle personne à telle autre, la personne au lieu et le lieu au sens.
Ce sentiment que nous avons maintenant que la ville, le pays se meurent, me semble n’être rien d’autre que le sentiment que nous avons tous que la force de cet amour collectif diminue. L’amour s’estompe, la toile se relâche, l’endroit semble se désagréger morceau par morceau. Bien sûr que l’amour a diminué, bien sûr que nous le ressentons tous, en nous-mêmes et chez les autres. C’est difficile d’aimer un endroit quand chaque jour il vous humilie si profondément. Les étagères de l’épicier sont maintenant vides, son magasin sombre ; il a perdu les économies pour lesquelles il a travaillé toute sa vie. Il n’a pas les moyens de se réapprovisionner ou de payer le mazout pour garder les lumières allumées. Le client, lui aussi, a du mal à payer à la fois l’épicerie et le service. Le chauffeur de service passe des journées entières dans les files d’attente devant les stations-service, sa santé souffrant du stress et de la chaleur. Le voisin est préoccupé par la recherche de médicaments pour sa femme, de lait maternisé pour son enfant…
Comme l’amour, comme l’intimité, l’humiliation, l’épuisement et le désespoir sont des choses palpables. Ils assombrissent l’horizon, effaçant toute perspective d’avenir. Combien d’autres humiliations se seront abattues sur les Libanais au moment où je reviendrai ? À quel point leur poids rendra-t-il l’air pesant et irrespirable ? Que restera-t-il encore de familier ?
J’ai donc peur de ce que le Liban aura perdu à mon retour, mais j’ai aussi peur de ce que je vais perdre. Parce que désormais, la communauté d’amour a laissé place à une communauté de chagrin. Au cours des deux dernières années cataclysmiques, notre identité ici est devenue synonyme des souffrances de ce pays. C’est en quelque sorte devenu qui nous sommes, qui je suis. Qui serai-je loin de tout ça ? Quel réconfort pourrai-je chercher auprès des personnes que je trouverai autour de moi là-bas ; comment pourrai-je même me présenter à elles ? Si la commisération est devenue, ici, le seul moyen de communiquer entre nous, il y a là un étrange et malsain réconfort. Parce que c’est la façon dont nous nous aidons mutuellement à porter notre chagrin, qui est trop vaste et trop horrible pour être porté seul. Qui va m’aider à le porter pendant mon absence ? Personne. Je ne le verrai pas dans les visages et les voix de tous ceux que je rencontrerai, mais je saurai qu’il est toujours là, qu’il rassemble ses forces, et il sera toujours en moi, mais étrange et informe, sans cette interconnexion tangible avec un lieu et des personnes qui lui donnent, d’une certaine manière, une sorte de sens.
Pour toutes ces raisons, j’ai peur de partir, même si j’aspire désespérément au repos. Mais par-dessus tout, je pense que j’ai peur parce que je sais que lorsque je serai à l’étranger, malgré le confort physique qui m’entoure, j’aurai désespérément le mal du pays, comme c’est toujours le cas lorsque je pars. Et je sais que l’endroit pour lequel j’aurai le mal du pays a déjà disparu.
Lina MOUNZER est écrivaine, traductrice et chroniqueuse à L'Orient-Le Jour.
commentaires (7)
TUTELLE européenne DU LIBAN. ou BOT pour 25ans minimum.
Marie Claude
08 h 48, le 06 septembre 2021