
Photo d’illustration : des manifestants libanais organisent de fausses funérailles du pays pour protester contre la crise économique et le gouvernement, à Beyrouth, le 13 juin 2020. Archives AFP
La situation au Liban a considérablement empiré au cours du mois dernier, c’est indéniable. Après avoir longtemps vacillé sur le rebord du « précipice » où il se trouvait, pour reprendre une image utilisée dans certains médias, le pays a fini par plonger tête baissée dans les ténèbres, au sens propre comme au figuré. J’ai du mal à expliquer à mes amis étrangers, à ceux qui n’ont pas de famille ni de liens particuliers avec le Liban, à quel point rien, absolument rien, ne se fait sans difficulté. Et à quel point cette difficulté exerce une emprise étouffante sur tous les aspects de votre journée, et ce dès le réveil. L’air lui-même est devenu irrespirable, empli de cette suie abondante qui strie tout de noir – des meubles au linge propre en passant par le ciel –, comme si le sentiment de misère qui plane sur l’ensemble de nos vies avait physiquement pris forme et laissait désormais des traces visibles.
Et pourtant, en dépit de tout cela (ou peut-être justement en réaction à tout cela), je constate une hausse sensible du nombre de personnes accusant amèrement « le peuple » d’être responsable de la poursuite du gâchis dans lequel nous nous trouvons. « Pourquoi le “peuple’’ ne se soulève-t-il pas ? » font-ils mine de s’interroger. « Que lui faut-il encore pour qu’il se décide? » Leur postulat, à la fois implicite et explicite, est que « le peuple » ne se soucie pas de sa propre situation, il est tout simplement « apathique ». Il ne peut y avoir d’autre explication.
Ces contempteurs semblent étrangers à la situation, même s’ils sont d’ici, ou tout du moins voudraient maintenir ce sentiment d’étrangeté, même s’ils vivent ici. Sinon, comment expliquer cette perception de soi, cette façon de se considérer comme des exceptions individuelles, se tenant à bonne distance de cette grande masse de misérables : « Les Libanais » ? Des Libanais coupables de n’avoir pas réagi de la noble manière – celle que, à les en croire, ces esprits critiques auraient, eux, adoptée – face à cette situation insupportable : la révolution. Et plutôt que de se lever en masse, ils se seraient contentés d’accepter chaque humiliation, comme les moutons, chiens ou ânes qu’ils sont.
Ce n’est pas le manque d’empathie qui me dérange dans cette façon de voir, c’est plutôt le manque de mémoire, le manque de perspicacité, le manque d’un minimum de perspective analytique. Se demander pourquoi les gens ne se soulèvent pas revient en effet à occulter qu’ils se sont effectivement soulevés, souvent au prix d’un lourd tribut sur le plan personnel. Si les célébrations et les fêtes sur les places de Beyrouth et de Tripoli restent – à juste titre – les images les plus omniprésentes du soulèvement, elles semblent parfois faire oublier le fait qu’il y a eu des grèves, des protestations et des fermetures de routes pendant des mois à travers tout le pays. Et cela, y compris dans des régions réputées pour leur loyauté envers les partis confessionnels et où ceux qui ont osé se rebeller l’ont parfois payé de leur vie ou de leurs moyens de subsistance. Pourtant, par deux fois, des citoyens ont afflué de villes et de villages proches et lointains de Beyrouth pour monter la garde à l’entrée du Parlement, essayant d’empêcher, avec leur seuls corps frêles et vulnérables, les députés – arrivant chacun avec son convoi de gardes du corps armés – de former le quorum nécessaire à la nomination de ce simulacre de gouvernement. La première fois, ils sont même parvenus à leurs fins.
Le soulèvement dans son ensemble s’est essoufflé en raison de nombreux facteurs, à commencer par une pandémie mondiale. Mais il y avait aussi le fait important que le projet délibéré du pouvoir depuis la fin de la guerre a été de détruire tous les réseaux et structures civiques restants du pays afin d’annuler la possibilité de construire toute alternative politique. Presque toutes les grandes institutions – gouvernementales ou non ; les services, les syndicats, et les grands secteurs économiques sont à la solde des partis confessionnels ou appartiennent carrément aux cartels de l’oligarchie. Sans parler de l’État dans l’État qui fonctionne de manière presque indépendante dans certains domaines, offrant des services de base et des infrastructures que l’État ne peut pas – ou ne veut pas – fournir, en échange, sinon d’une véritable loyauté, du moins de l’apparence de celle-ci. La dissidence est réduite au silence de manière à la fois discrète et ouvertement violente.
Les premières semaines du soulèvement ont été électrisantes. Non seulement parce que les Libanais ont réussi, malgré tout cela, à se rassembler avec une détermination et une volonté féroce. Mais aussi parce qu’ils ont immédiatement commencé à essayer d’imaginer collectivement un autre type de pays. Un pays où nous pourrions reconstruire les liens qui nous unissent, les syndicats, la société civile – encore une fois, tous délibérément sabotés – qui pourraient faire de nous de vrais citoyens, qui ressentent un sens de la responsabilité civique les uns envers les autres, sans l’intermédiaire d’une communauté, d’un parti ou d’une classe. Je n’avais aucune idée de la manière dont le système avait travaillé si dur pour étouffer activement notre imagination collective, jusqu’à ce que cette imagination soit soudainement réanimée par l’énergie du soulèvement. D’une certaine manière, c’était comme être privé de la faculté de voir les couleurs et de n’en prendre conscience qu’au moment où, soudainement, on puisse en être capable. Mais le travail de reconstruction est difficile et long, et consiste en des victoires peu glorieuses mais passionnantes, comme celle représentée par les récentes élections syndicales à l’ordre des ingénieurs et des architectes, où une coalition de candidats indépendants a remporté une victoire écrasante.
Ces personnes qui se considèrent comme distinctes des Libanais « apathiques », tel des sages capables de voir la vérité du haut de leur citadelle, ne sont pas en réalité des exceptions au système libanais mais des produits de celui-ci. Un système qui fait porter aux individus la responsabilité de ce qui est un sabotage systémique actif, mais qui encourage l’idée qu’il y a quelque chose de fondamental dans notre caractère national qui nous rend susceptibles – et donc méritants – d’être abusés. C’est absolument et uniquement dans l’intérêt du système politico-confessionnel que nous croyons et répétons ces récits simplistes et globaux.
Parce que croire que nous sommes intrinsèquement sectaires, c’est excuser l’État confessionnel pour son incitation délibérée à la division par des moyens à la fois immédiatement évidents (discours, quotas, clientélisme, violence) et autres (maintien, par la loi, de circonscriptions électorales qui garantissent pratiquement un vote unicolore).
Croire que nous sommes résilients, c’est assumer le fardeau de trouver nos propres solutions aux services de base que l’État nous refuse, ainsi que le fardeau d’accepter que c’est en fait notre responsabilité.
Croire que nous sommes apathiques, c’est accepter que nous méritons tout cela – ces files d’attente pour du pain ou du carburant ; ces pharmacies vides ; ces dépôts bancaires volés ; ce port explosé ; et surtout ces seigneurs de la guerre vils et impitoyables – comme punition pour cette apathie. Croire que nous sommes apathiques, c’est aussi succomber avec complaisance à l’absence d’imaginaire entretenue par ce système. C’est une incapacité à voir combien de personnes se battent, de quelle manière, ainsi que les réseaux d’amour, de solidarité et d’entraide spontanée qui maintiennent les gens à flot.
Il est impératif que nous apprenions à raconter de nouveaux récits, des récits qui ne soient pas dictés par ce système. C’est le premier pas sur le long chemin pour devenir un peuple différent.
Quitte à céder également à la métaphore animale, je dirais que la grande majorité d’entre nous ne sont pas des moutons suivant docilement leurs chefs, ou des chiens dont la loyauté peut être assurée avec des restes : nous sommes plutôt comme des rats dans un labyrinthe, cherchant désespérément, inlassablement, une sortie. Ce labyrinthe contient des pièges mortels à chaque tournant, et nous devons utiliser toute notre énergie, notre attention et notre intelligence pour s’y mouvoir et protéger ceux que nous aimons à l’intérieur en restant sains et saufs. Appelez cela comme vous voulez, mais ce n’est certainement pas de l’apathie.
Écrivaine et traductrice.
La situation au Liban a considérablement empiré au cours du mois dernier, c’est indéniable. Après avoir longtemps vacillé sur le rebord du « précipice » où il se trouvait, pour reprendre une image utilisée dans certains médias, le pays a fini par plonger tête baissée dans les ténèbres, au sens propre comme au figuré. J’ai du mal à expliquer à mes amis étrangers,...
commentaires (9)
Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent.” ( Napoléon Bonaparte ) Sachant que la RÉVOLUTION c’est l’opium des intellectuels ELLE ne se fait pas avec de l’eau de rose .
aliosha
12 h 02, le 12 juillet 2021