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Société - L’infamie du 4 août, un an après

« Beyrouth est morte, même si la vie reprend progressivement »

De Gemmayzé à Mar Mikhaël, en passant par le port, Medawar et la Quarantaine, les quartiers touchés par la double explosion s’efforcent péniblement de reprendre un semblant d’existence normale.

« Beyrouth est morte, même si la vie reprend progressivement »

Dans les rues de Beyrouth sinistrée. Photos João Sousa

« Rien ne sera jamais plus pareil. Jamais, vous m’entendez » ? Un an déjà depuis la double explosion de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, ce funeste 4 août 2020. Un an qu’à l’instar de cette femme d’un quartier pauvre de la Quarantaine, la population encore sous le choc dénonce « tous ces morts pour rien » parce que « les coupables courent toujours » et qu’« aucun responsable n’a été sanctionné ». Habitants, commerçants et entreprises des quartiers sinistrés tentent pourtant de faire leur deuil, de reconstruire vies, façades et logements, de reprendre un semblant d’existence normale. Mais comment oublier ce drame qui a brisé l’âme de la ville et vidé de leurs habitants les zones résidentielles, fauchant au passage 217 vies, blessant quelque 6 500 personnes, détruisant des quartiers entiers de la capitale et une bonne partie de ses demeures traditionnelles patrimoniales ? Comment aussi se relever avec les moyens du bord lorsqu’on a tout perdu, même ses moyens de subsistance, en cette période où l’effondrement est total, à commencer par la livre qui a perdu 90 % de sa valeur. Car c’est au compte-gouttes qu’ont été distribuées les aides à la reconstruction, par les associations humanitaires ou l’armée.


Dans les rues de Beyrouth sinistrée. Photo João Sousa

Le retour des habitants se fait attendre

Dans la chaleur du mois de juillet, Gemmayzé vit au rythme des coups de marteau. Klaxons des voitures et ronflements des deux-roues s’invitent dans la danse. Le quartier traditionnel semble renaître de ses cendres. Propre, coquet, arborant des façades flambant neuf, retapées à l’ancienne. Gravats et débris ont été déblayés. Cafés, restaurants et boutiques ont rouvert leurs portes. De nouvelles enseignes y ont même élu domicile, comme ce magasin de vêtements féminins ou cet autre de tapis. « La rue est tellement jolie, passante et touristique ! » commente une vendeuse « nouvellement arrivée dans le quartier ». Sauf que les apparences sont trompeuses.

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« Gemmayzé est triste. On n’y trouve plus les fondamentaux de la vie », regrette Rupen, dont les deux commerces de fournitures industrielles ont été soufflés par l’explosion. « Beyrouth est morte, même si la vie reprend progressivement », renchérit Assem, gérant d’un café-bar. À y regarder de près, la majorité des demeures classées du quartier sont toujours éventrées, laissées à l’abandon ou juste protégées des éléments. Leurs habitants ne sont toujours pas revenus. Parmi eux, de nombreux locataires en conflit avec leurs propriétaires, des commerçants qui ont mis la clé sous la porte. Pour l’architecte Fadlallah Dagher, habitant du quartier et membre de la Beirut Heritage Initiative, « le processus de reconstruction est loin d’être clairement enclenché. Les réparations se déroulent de manière éparse ». « Alors les habitants refusent de rentrer dans un quartier fantôme, sombre et silencieux », constate-t-il. Dans le secteur touché par l’explosion, « les interventions ont touché seulement 40 % du patrimoine, la moitié engagée par les propriétaires et les habitants, et le reste par les ONG », déplore l’architecte. Car les aides ne sont pas au rendez-vous. D’autant que « les coûts de réhabilitation des vieilles demeures sont énormes ». D’une part, la communauté internationale refuse de débloquer des fonds tant que les réformes ne sont pas engagées par les autorités. D’autre part, l’argent ne peut être versé qu’à des espaces publics. « Or la majorité des vieilles demeures situées dans le périmètre du port de Beyrouth sont des propriétés privées », note M. Dagher.


Dans les rues de Beyrouth sinistrée. Photo João Sousa

Des drames humains par milliers

Derrière les façades en chantier, ravalées ou carrément reconstruites, des drames humains par milliers. Les traumatismes sont si vivaces que les riverains n’ont pas de mots pour décrire leur vécu, le 4 août 2020, ou pour exprimer leur ressenti. « C’était un cauchemar. J’ai perdu dix personnes de mon entourage. Et moi-même, projetée dans ma voiture à une centaine de mètres, j’ai failli y passer avec ma mère », se souvient la designer de mode Danielle Kiridjian, qui, depuis, « vit dans un déni total », au point d’être incapable d’évaluer les pertes colossales de ses deux boutiques. « Ne me rappelez pas cet horrible jour où j’ai failli mourir », commente un jeune barbier qui a été « immobilisé pendant trois mois, après avoir été blessé à la jambe ». « Nous allons de malheur en malheur, c’est tout ce que je peux vous dire. Nous avons besoin de la main divine, parce que nous n’avons plus d’espoir », lâche à son tour le célèbre Charbel du restaurant Le Chef, également blessé dans l’explosion, comme nombre de personnes de son entourage et parmi sa clientèle.

Au fil des mots, les émotions ressortent, et avec, les larmes, les souvenirs, la colère. « Il y a tellement d’histoires tristes que mon cerveau a cessé de fonctionner », regrette un jeune barman, fustigeant « l’irresponsable mafia au pouvoir ». « Je suis encore en deuil, c’est comme si une partie de moi était morte », lâche Chantal Salloum, patronne du restaurant The Barn, toujours sous le choc. « Je revois encore l’image traumatisante de mes parents ensanglantés, blessés dans leur appartement », ajoute la jeune femme, qui dit avoir « jeté ses rêves à la poubelle » car l’enquête piétine et la classe politique responsable de l’explosion, toujours au pouvoir, agit comme si de rien n’était. À cela s’ajoute cette désagréable impression de « travailler pour rien », vu l’effondrement de la livre et l’impossibilité d’aligner ses prix au dollar, car la population est en souffrance.

De Gemmayzé à Mar Mikhaël en passant par le port, Medawar et la Quarantaine, la ville ressemble à un chantier géant. Un chantier difficilement praticable pour le piéton contraint de slalomer entre les échafaudages, les grues et les amoncellements de gravats. Dans les esprits traumatisés, on revit avec peine l’instant apocalyptique. Et puis, les mots s’invitent, violents, décrivant les deux explosions consécutives, les pétarades des feux d’artifice entreposés à proximité du nitrate d’ammonium, la fumée, la poussière, le champignon semblable à celui d’Hiroshima, et ce souffle destructeur qui a tout emporté, projetant les personnes, les voitures, les pierres… « Nous avons été projetés et blessés. Autour de nous, tout n’était que poussière, ruines et morts. Heureusement que nous sommes sortis de mon bureau juste après la première explosion, autrement nous aurions été lacérés par les éclats de vitres », se remémore le moukhtar Gaby Marouni. Ressortent aussi l’incompréhension, les tentatives désespérées pour sauver des vies, la quête d’hôpitaux qui veulent bien recevoir les blessés, à l’instar du coiffeur Dany Attieh, éconduit par quatre hôpitaux avant d’être reçu à Bhannès. Car tous étaient débordés, et plusieurs hôpitaux d’Achrafieh sérieusement touchés.

Recommencer à zéro

« Dans ma boutique, nous avons tous été jetés à terre et blessés, dont certains gravement, raconte Johnny Farah, propriétaire avec sa sœur de la boutique d’habillement If, face au port de Beyrouth. Je pensais qu’un assassinat politique avait eu lieu à proximité. Mon souci était de nous sauver tous. » C’est en s’enquérant de son épouse, heureusement indemne dans leur appartement d’en face, que le commerçant prend conscience de l’ampleur de l’explosion. Une certitude qui se confirme lorsqu’il atteint à grand-peine l’Hôtel-Dieu de France où il apprend qu’il a les deux mains cassées et les tendons sectionnés. « C’était l’horreur, se souvient-il. J’en ai constamment envie de pleurer, j’aurais pu perdre mon épouse et ma sœur. Et j’enrage encore parce qu’on n’a toujours pas compris les causes cette déflagration. » L’horreur aussi pour sa voisine, Berthe, tenancière d’un café-narguilé de l’autre côté de l’immeuble. « Ce que j’ai vu ce jour-là m’a brûlé le cœur », hurle-t-elle en larmes. Et lorsqu’elle essaie de se souvenir des faits, « une sensation d’étouffement » la saisit.

« Je n’ai pourtant perdu aucun proche, grâce à Dieu », concède-t-elle. « Recommencer à zéro » reste pourtant le leitmotiv de ces commerçants soutenus par le propriétaire de l’immeuble qui a pris à sa charge les réparations extérieures. Mais comment repartir à zéro lorsqu’on a tout perdu, maison et fonds de commerce, et que de surcroît, il faut gérer les proches, gravement blessés ? Quartier Medawar, Michel Kattah ne sait plus où donner de la tête. Son logement, son bureau, sa voiture, la pharmacie de sa sœur, la maison de ses parents, tout a été soufflé par l’explosion. Grandement sinistrée, la zone en chantier tarde à reprendre vie, alors que des habitations ne sont plus que gravats. Même les vêtements qu’il vend en gros et au détail sont « irrécupérables », déchirés par les bris de vitre. « Les aides humanitaires, souvent inadéquates, demeurent bien en deçà des attentes », déplore ce père de famille contraint de débrouiller de l’argent frais, malgré la crise et les restrictions bancaires, pour reconstruire les logements. Ce qui le mine encore plus, c’est la souffrance de ses proches, touchées par l’explosion. Sa sœur pharmacienne désormais paralysée pour avoir été ensevelie sous un mur. Sa fille de 6 ans grièvement blessée, qui porte deux cicatrices au visage et au bras. Sa mère âgée qui attend de voir sa maison réparée pour rentrer chez elle. « Je ne travaille plus pour l’instant. Je ne sais vraiment pas quoi faire », dit-il avec lassitude.

Pour ce commerçant comme pour tant d’autres, l’explosion du 4 août est bien « la goutte qui a fait déborder le vase », en cette période de grave crise politique, sociale, économique et financière. Certains ont reconstruit avec les moyens du bord, l’aide de leurs proches ou d’associations. D’autres n’ont toujours rien reçu. Comme Ahmad, 60 ans, réparateur de moteurs de camion à la Quarantaine, qui n’a plus ni scanner ni compresseur. « Après l’explosion qui a soufflé mon garage, on m’a volé tous mes équipements alors que j’étais hospitalisé, se plaint-il. Quant aux associations, elles se sont précipitées les premiers jours, ont bien enregistré mon nom, mais depuis, plus rien. L’aide à la reconstruction n’a touché que les logements. Et les travailleurs que nous sommes ont été oubliés de tous. » Alors le garagiste a liquidé son appartement et envoyé sa famille chez des proches dans le Nord. « Je ne peux plus assumer toutes ces dépenses, ni les salaires de mes ouvriers. Sans équipements, je suis condamné à ne plus travailler. Je suis si déprimé », gémit-il.

L’espoir en dépit de tout

Dans cette noirceur ambiante, une lueur d’espoir et de belles actions, malgré le deuil, le traumatisme, la souffrance. Car la vie reprend, grâce à la volonté des riverains des zones sinistrées et la solidarité de proches, d’associations et de nombreux anonymes. Qu’ils aient ou non bénéficié d’aides, ils n’en affichent pas moins leur détermination à aller de l’avant, à tout reconstruire, à embellir les lieux afin qu’ils deviennent encore plus accueillants qu’avant le drame. Une détermination qui a poussé les enseignes alimentaires et débits de boisson à rouvrir leurs portes à Gemmayzé, Mar Mikhaël et les environs, en dépit des difficultés économiques. Forcément, les autres commerces ont suivi, épiciers, glaciers, pâtissiers, libraires, espaces culturels… Sur un bout de trottoir, rue Gouraud, un portraitiste propose même ses services aux passants.

« De mon restaurant, il ne restait plus rien. Rien d’autre que de la poussière, des gravats et des personnes ensanglantées qui pleuraient et couraient dans tous les sens. Deux clients ont perdu la vie et neuf employés ont été blessés », révèle le patron de Loris, Jean-Marie Riachi, qui « en pleure encore ». Refait à neuf, son restaurant ne désemplit pas. Et en mémoire du jeune couple décédé, le restaurateur a « baptisé un dessert pour soutenir l’éducation de ses enfants ». Même situation chez Mayrig où, en dépit des destructions majeures, l’activité reprend en force. « Le restaurant a été soufflé à 90 %.

Tout a été arraché hormis les murs, et plus de 25 membres du staff ont été blessés. Le reste a été volé pendant que nous étions tous à l’hôpital », gronde la patronne des lieux, Aline Kamakian. Car au moment du drame, il fallait parer au plus pressé, soigner les blessés, alors que les employés étaient déchirés entre l’urgence de la situation sur place et leur besoin de s’enquérir de leurs familles. En dépit des blessures corporelles et mentales, des handicaps physiques permanents, auxquels s’ajoute le manque de coopération des autorités, le staff dans sa grande majorité a repris son activité. « Nous célébrons aujourd’hui mariages et naissances au sein de notre équipe. Et cela donne du baume au cœur », annonce-t-elle, optimiste.

En cette veille de triste commémoration, le soleil se couche sur Mar Mikhaël, sur ses pubs qui font déjà le plein, sur sa jeunesse en quête d’insouciance, sur ses touristes agréablement surpris de constater que le cœur de Beyrouth bat toujours très fort. « Nous n’oublierons pas ! » promet tout un chacun.

« Rien ne sera jamais plus pareil. Jamais, vous m’entendez » ? Un an déjà depuis la double explosion de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, ce funeste 4 août 2020. Un an qu’à l’instar de cette femme d’un quartier pauvre de la Quarantaine, la population encore sous le choc dénonce « tous ces morts pour rien » parce que « les...
commentaires (2)

Ils sont tous sourds muets et aveugles sans compter la méchanceté, l’ignorance et ...

Staub Grace

21 h 04, le 31 juillet 2021

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Commentaires (2)

  • Ils sont tous sourds muets et aveugles sans compter la méchanceté, l’ignorance et ...

    Staub Grace

    21 h 04, le 31 juillet 2021

  • Curieusement, alors que le bruit de l'explosion a été perçu jusqu'à Chypre, à l'intérieur du palais de Baabda, pourtant 10 fois plus proche, on n'a rien entendu!

    Yves Prevost

    07 h 59, le 31 juillet 2021

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