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Société - L’infamie du 4 août, un an après

L’ange gardien du port

Le volontaire à la Défense civile Youssef Mallah campe jour et nuit au milieu des ruines. Depuis le 4 août 2020, le capitaine et ses camarades ont éteint plus d’une trentaine de feux. Reportage.

L’ange gardien du port

Youssef Mallah, volontaire à la défense civile, observant les silos du port. Photo João Sousa

Quand on lui demande s’il a des enfants, il répond en avoir six millions. Youssef Mallah est un héros de la Défense civile dont il a rejoint les rangs comme bénévole au tout début des années 90. Et bénévole, il l’est toujours au sein de cette structure fondée en 1956, qui dépend du ministère de l’Intérieur et qui compte seulement 600 salariés contre près de 4 000 volontaires. Impossible de donner un âge à cet homme aux allures de grand enfant aux joues pleines, noircies par le soleil. On apprendra au détour d’une conversation qu’il a 46 ans. Longue est la liste des opérations de sauvetage auxquelles il a participé tant le Liban a connu de guerres, d’attentats, d’incendies et d’autres catastrophes. Tant de gens ont été ramassés par ses bras.


Youssef Mallah devant son box en bois. Photo João Sousa

« Il y a eu beaucoup d’explosions et d’incendies que nous avons pu relater dans nos carnets de mémoire. Mais nous n’avons toujours pas écrit celle du 4 août. Pour pouvoir le faire, nous devons en être sortis. Mais elle est encore implantée en nous. Pas un matin ni une nuit ne passe sans qu’on y pense. » Youssef Mallah n’est pas près d’en sortir puisque lui et cinq autres camarades ont posé le bivouac sur un des quais du port, juste en face des silos détruits. À la suite de la double déflagration dévastatrice, il a été décidé que la Défense civile ainsi que les pompiers de Beyrouth disposent d’un poste permanent au sein du port. La catastrophe du 4 août, provoquée par la détonation de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées sans aucune précaution au sein d’un hangar, avait mis en lumière les défaillances dramatiques du dispositif sécuritaire au sein de l’infrastructure : absence de système interne de lutte anti-incendie, extincteurs qu’aucun employé n’a été formé à utiliser, aucune alarme, zéro plan d’évacuation. Les personnes travaillant au port au moment de l’incendie sont restées à leur poste sans avoir reçu aucune consigne d’évacuation. Des employés des silos filmaient même les flammes s’échappant de l’entrepôt 12 situé à une trentaine de mètres de leur bâtiment. Sans parler des pompiers de la Quarantaine appelés sur les lieux sans avoir reçu la moindre information sur le contenu du hangar qui brûlait ardemment sous leurs yeux. Les axes de circulation et les habitations entourant la zone n’ont également ni été évacués ni bouclés. Depuis, dix hommes environ stationnent et patrouillent au port 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Leur présence est-elle une garantie de non-récidive ? Rien n’est moins sûr, en raison de la pauvreté des moyens dont ils disposent, de la présence de matières chimiques disséminées ou dangereusement stockées et des nombreux actes de négligence qui subsistent.

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Youssef Mallah et Khaled Borhan dans leur camion dont le pare brise a explosé à la suite de la double déflagration du port. Photo João Sousa

Plus de trente incendies depuis le 4 août

Au milieu du champ de ruines et de déchets qui compose l’infrastructure portuaire aujourd’hui, les cabanons que l’équipe de la Défense civile a montés en guise de station ressemblent à un mirage. À l’entrée, une rangée de plantes, un mannequin habillé d’une combinaison de sauvetage et d’un masque, ainsi qu’une bouée suspendue. De part et d’autre du conteneur qui les loge, deux petits box en bois clair qui font office de terrasse au bord de l’eau. On croirait être tombé sur une petite école de plongée improvisée. « C’est pour apporter un peu de joie et de vie », affirme Youssef Mallah d’un air espiègle. En plus de son amour pour le Liban, la poésie semble être la seule chose à laquelle il se raccroche. « Ici, tout a été fait à la main. On a ramassé du bois cassé, on l’a nettoyé et coupé sur mesure. Même les vis ont été récupérées du sol du port », dit-il fièrement en faisant visiter les lieux vêtu de sa tenue « Zivilschutz » (protection civile) offerte par les Allemands. Il pointe le conteneur en métal dans lequel lui et ses camarades dorment. « Touche ici. On dirait que Dieu le refroidit pour nous. » Il est vrai que le box en métal n’est pas si chaud, malgré le soleil écrasant. Mais à l’intérieur, c’est une autre histoire. Au sein des deux petites pièces qui contiennent en tout huit lits dont quatre superposés, la chaleur est étouffante.


A l'intérieur du conteneur où dorment les volontaires de la Défense civile. Photo João Sousa

« On vient de recevoir un ventilateur pour supporter les nuits. Il marche très mal », tient à mentionner Khaled Borhan, le coéquipier de Youssef. Volontaire depuis 22 ans pour la Défense civile, Khaled parcourt 140 km chaque semaine de son village situé au Akkar jusqu’au port où il effectue un service de 5 jours. « Avant, j’étais en permanence dans ma localité, mais après le 4 août, j’ai ressenti que notre devoir était désormais d’être ici. J’aime le pays et cette ville. Je veux rester là tant qu’on en a besoin », affirme l’homme à la voix rauque. Au sein du conteneur qui sert de chambre à coucher, l’unique fenêtre donne tout droit sur les silos foudroyés. C’est à se demander comment ces hommes arrivent à supporter ce paysage dévasté au quotidien, eux qui, dans les jours qui ont suivi le drame, ont déterré de nombreux corps ensevelis sous les décombres et les tonnes de grains déversés par les silos éventrés. « Même dans notre sommeil, notre regard doit aller au bon endroit, là où il y a de la fumée », affirme Youssef de son ton téméraire. Depuis le 4 août, le capitaine et ses camarades ont éteint plus d’une trentaine de feux au sein du port, provoqués essentiellement par l’inflammation de matières chimiques qui se sont retrouvées en contact, mais aussi par des mégots de cigarette et autres négligences. « Nous sommes ici pour apporter un peu de réconfort aux citoyens. Nous avons peur pour eux et nous veillons à leur sécurité », veut rassurer Mallah. Pour faire face à ces nombreux incendies, les hommes disposent pourtant d’un équipement rudimentaire et endommagé. Deux vieux camions, dont l’un appartenant au port est dépourvu de pare-brise à cause de l’explosion, et des combinaisons d’intervention déchirées sur leur partie extérieure alors que ces premières couches sont conçues exprès pour protéger des flammes et de la chaleur. C’est dans ces piètres conditions que Youssef et Khaled ont dû affronter le gigantesque feu qui s’était déclenché dans la zone franche du port un mois après le 4 août. Il avait fallu six heures pour venir à bout de cet incendie qui avait semé la panique dans la capitale. Pendant les 45 premières minutes, ils étaient seulement cinq hommes. « Tout le monde a déserté les lieux de peur que le même scénario catastrophe se reproduise. Le port s’est vidé, plus personne. Même les troupes étrangères venues prêter main-forte au Liban durant cette période ont fui avec leur bateau. On criait : On veut des canons, des extincteurs, du renfort! » se souvient Khaled. « Bien sûr qu’on avait tous le 4 août en tête sur le moment. Mais nous n’avons pas reculé. J’ai dit à Khaled : je ne donnerai pas mon dos au feu le jour de ma mort, je serai en face », raconte Youssef.

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Le cabanon dans lequel vivent les volontaires de la Défense civile au port. Photo Dia Mrad

Un éveil mais toujours pas de moyens

Au sein de la Défense civile, ce sont les bénévoles et non les salariés qui sont mobilisés sur le terrain pour les opérations de secours. Ils se battent depuis de nombreuses années pour être intégrés et bénéficier de plus de moyens, mais malgré les promesses des politiques, leurs conditions de travail n’ont guère changé. Leur situation au port ne fait pas exception. « C’est nous qui payons tout ici alors que nous n’avons pas de salaire. On paie le fioul pour les véhicules, nos lits, notre nourriture et tout le reste. Ce n’est pas que notre direction est avare ou qu’elle ne veut pas travailler avec nous, mais elle est pauvre et en plus, on la réclame sur tous les fronts ! » s’emporte le capitaine Mallah selon lequel l’État n’a apporté aucune aide matérielle pour qu’ils puissent assurer efficacement leur mission au port. Depuis le 4 août, les hommes ne jurent que par l’armée. C’est grâce à son aide qu’ils ont pu s’installer sur les lieux. Elle leur a trouvé des tentes, de l’eau, et c’est ensemble qu’ils ont effectué les opérations de sauvetage et de recherche du début au pied des silos. « L’armée utilisait ses fusils en guise de pelle ! » se souvient Youssef. Malgré la pauvreté des moyens, l’homme défend ce travail d’équipe. « Ça a été un succès. Nous étions chargés de trouver neuf employés des silos, Allah yerhamon, et nous avons réussi. » Au moment des faits, les médias avaient jeté le discrédit sur ces opérations. Démarrage tardif, lenteur, voire décision délibérée de bloquer la recherche de survivants, toute sorte d’informations anxiogènes pour les proches des victimes avaient circulé. Elles laissent Youssef Mallah amer. « Tout cela est complètement faux. Prenez les Américains qui sont le symbole du progrès technologique. Au départ, ils n’ont pas réussi non plus à contrôler et évaluer la situation le 11 septembre (2001), sinon ils n’auraient pas envoyé des secouristes en renfort qui ont fini par être tués aussi dans les attentats. Je confirme que nous avons été sur place dans les temps, que nous étions en nombre suffisant et que nous avons de l’expérience, mais il est clair que nous n’avons pas d’équipements. Ce genre de catastrophe ne demande pas que de la bravoure et de l’intelligence, il faut aussi des moyens. » Près de 217 personnes tuées, 6 500 blessées et des dégâts matériels incommensurables ont-ils permis de tirer des leçons ?


Les uniformes troués des membres de la Défense civile. Photo João Sousa

« Il y a un éveil, mais au niveau matériel rien n’a changé, on est même en régression. » Il faut pour le moment compter sur les initiatives personnelles des uns et des autres, et selon le capitaine, tous les appareils de sûreté opérant au port seraient mobilisés pour améliorer la prévention. Inspection et nettoyage des conteneurs, délimitation des zones dangereuses, les hommes avancent doucement, mais ils espèrent doter le port d’un plan sérieux à l’avenir, d’après le volontaire. « Il n’y a aucune rétention d’informations. S’il y a des matières dangereuses, je suis mis au courant », assure-t-il alors que le port était surnommé la caverne d’Ali Baba, avec des marchandises stockées ici et là sans le moindre inventaire, parfois oubliées de tout le monde. « Il faut absolument que les matières chimiques soient éloignées les unes des autres, que des dispositifs d’alerte au danger et d’évacuation soient installés et que tout le personnel soit formé. Il faut aussi sécuriser de nombreux véhicules et canons à eau », énumère Youssef Mallah. Le capitaine prend alors son téléphone et montre des images de sa rencontre avec le président français lors de sa visite au Liban juste après le drame du 4 août. Emmanuel Macron s’était rendu près du cratère et avait eu des échanges avec les troupes sur place. « Vous me permettrez d’adresser un message s’il vous plaît ? » demande Youssef Mallah. « Le président français nous a promis de nous aider et je lui ai répondu que nous n’aimions pas les fausses promesses et que ses paroles seraient scrutées. J’aimerais qu’il sache que le volontaire que je suis, à qui il a parlé longuement au pied des silos, lui dit de ne plus trop tarder car le temps commence à être compté. »

Un rapport dénonce « une négligence » dans la préservation des droits des sinistrés

Dans son premier rapport sur les explosions au port de Beyrouth, la Commission nationale des droits de l’homme dénonce « une négligence et un échec dans la préservation des droits » des personnes sinistrées, y compris « le droit à la vie, la santé, l’alimentation, l’habitat, l’éducation et le droit de vivre dans un environnement sain et sûr ».

Selon ce rapport, présenté hier lors d’une conférence de presse tenue à l’hôtel Le Gabriel à Achrafieh, la réponse à l’explosion a été « chaotique et souvent inefficace », en raison de l’absence d’une « stratégie ». Elle a ainsi mis en exergue le besoin accru de la mise en place d’une commission de coordination du travail des institutions de l’État.Selon le rapport, les personnes âgées ont eu du mal à avoir accès à l’aide humanitaire et n’ont pas toutes bénéficié des soins de santé. Idem pour les enfants qui n’ont pas tous eu accès à l’aide psychologique. Quant aux ouvriers étrangers, ils ont été victimes de discrimination lorsqu’il s’agissait de leur offrir des aides humanitaires. Les réfugiés ont également souffert de marginalisation, « certaines ONG ayant refusé de leur venir en aide, sous prétexte qu’ils sont pris en charge par des organisations internationales ». La commission insiste en outre sur la nécessité de lutter contre la violence basée sur le genre « qui a un impact sur les femmes et les filles », comme sur « les familles et les sociétés ». Elle souligne dans ce cadre que la pression supplémentaire exercée en temps de crise sur la communauté LGBTQ exacerbe l’homophobie, ce qui pourrait priver les membres de cette communauté de l’aide nécessaire.La commission souligne enfin la nécessité d’accorder aux personnes qui se sont retrouvées avec un handicap le même statut que celui des handicapés de l’armée, ce qui leur permet d’obtenir des indemnités. Et de conclure en insistant sur l’importance d’une enquête judiciaire transparente et en appelant à préserver l’indépendance de la justice pour aboutir à la vérité.

Quand on lui demande s’il a des enfants, il répond en avoir six millions. Youssef Mallah est un héros de la Défense civile dont il a rejoint les rangs comme bénévole au tout début des années 90. Et bénévole, il l’est toujours au sein de cette structure fondée en 1956, qui dépend du ministère de l’Intérieur et qui compte seulement 600 salariés contre près de...

commentaires (4)

Il faut que Mr. Bassil et sa clique descendent aider ces bénévoles mais malheureusement ils sont capable de mettre des bâtons dans les roues pour mettre en place un gouvernement ???

Eleni Caridopoulou

17 h 14, le 30 juillet 2021

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Commentaires (4)

  • Il faut que Mr. Bassil et sa clique descendent aider ces bénévoles mais malheureusement ils sont capable de mettre des bâtons dans les roues pour mettre en place un gouvernement ???

    Eleni Caridopoulou

    17 h 14, le 30 juillet 2021

  • Merci OLJ pour un article Pur Liban. Il nous faut connaître les vrais héros de notre Patrie à travers vos pages, plutôt que de lire des articles sur et des interviews égoïstes avec les criminels qui ont déchiqueté notre Patrie. Nous devons connaître nos héros par leurs noms car on devra leur adresser nos remerciements intenses et notre reconnaissance infinie pour les soins qu'ils nous offrent très souvent à leur risque et péril.

    Wlek Sanferlou

    15 h 22, le 30 juillet 2021

  • Le MALHEUR au LIBAN : S’il y a un feu chez UN de nos RESPONSABLES toutes les brigades ANTI INCENDIES sont là . ET VOUS SAVEZ QUOI ? Une fois l’incendie éteint ces BRIGADIERS ( cadeaux en main)EMBRASSENT la main de ces RESPONSABLES espérant placer leur fils/frère etc. à un poste GOUVERNEMENTAL. Moi je peux les applaudir et leur dire MERCI . J’embrasse vos mains. Les jeux sont faits ….

    aliosha

    10 h 58, le 30 juillet 2021

  • ...un des richards du Liban,comme MIKATI,Senioura,Carlos Ghosn...etc...ne peuvent ils pas faire des donations et des progrès au sein de ces très bons gens de la Défense Civile ?!?

    Marie Claude

    08 h 59, le 30 juillet 2021

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