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Société - L’infamie du 4 août un an après

Génération 4 août

Ils s’appellent Alexandra, Isaac, Sama, Angelina, Youssef ou Sophie. Ces enfants et adolescents ont tous été victimes, de façon directe ou non, des explosions du port de Beyrouth... Récit.

Génération 4 août

Sophie Alem, 16 ans, a quitté le pays suite aux explosions. Photo João Sousa

Sama virevolte avec sa jupe à pois dans le salon dépouillé du domicile familial. Un flacon de vernis à ongles dans une main et son étui à lunettes de soleil dans l’autre, elle s’assoit sur une chaise en plastique à côté de son frère Ahmad, 12 ans, qui l’embrasse tendrement. « C’est lui qui pleurait après l’explosion, pas moi », lance-t-elle, mutine. Tous les soirs, la fillette lave et sèche son œil de verre avant de le poser dans une petite boîte. Sana’, sa sœur aînée, se charge de le lui remettre au petit matin pour « que la petite ne se voie pas sans dans un miroir ». Une prothèse que ses parents n’auraient jamais pu lui offrir sans l’intervention de Fatima bent Moubarak, l’une des épouses de cheikh Zayed, fondateur des Émirats arabes unis.

Sama est l’une des jeunes victimes des explosions du 4 août. Une génération à jamais marquée dans sa chair ou dans sa mémoire par un drame inimaginable. Ces enfants doivent désormais vivre blessés, orphelins ou traumatisés, dans des familles en mal de réponses et dans un pays en déliquescence qui ne les regarde même pas. « Six enfants ont été tués, 1 000 autres ont été blessés et plus de 600 000 d’entre eux, vivant dans un rayon de 20 km autour de la zone, ont été touchés d’une certaine manière par l’explosion », confirme Maya Outayek, attachée de communication à l’Unicef. Au moment des explosions, Sama, 5 ans à l’époque, était avec sa mère Fatmé dans leur appartement situé vers la montée Accaoui à 700 mètres du port à vol d’oiseau. La déflagration ravage les lieux et une fenêtre dégondée fend l’œil gauche de la benjamine de la famille Hamad, originaire de Manbij, dans la province d’Alep. Transportée à l’hôpital Rizk, elle sera opérée après de longues heures d’attente avant de revenir chez des proches à Geitaoui le lendemain dans un taxi et sous un soleil de plomb. « Elle ne nous a jamais fait sentir qu’elle souffrait, c’était la plus forte d’entre nous », confie le père, Makhoul, en la regardant affectueusement. Son handicap n’a pas ôté à Sama sa joie de vivre. Elle est la coqueluche du quartier. Ses frères et sa sœur, eux aussi traumatisés par l’événement, semblent accepter que toutes les attentions soient désormais concentrées sur la fillette.

Sama el-Hamad, 6 ans, a perdu l’œil gauche lors des explosions. Photo João Sousa

« Avant, j’aimais beaucoup le Liban »

Assise sur un tapis, la mère a le regard embué. « Dieu lui a donné un courage incroyable », dit-elle, sans comprendre pourquoi il a décidé de bouleverser la vie de son bébé. Sama, elle, écoute la conversation à moitié en zappant sur tik tok. Les mois qui suivent le drame, elle cherche à accepter son nouveau visage dans tous les miroirs ou écrans de téléphone à sa portée. Alors Makhoul se plie en quatre pour distraire sa fille à coups de promenades, de cadeaux ou de sucreries. « Je ne veux que mon œil », lance-t-elle à ses parents désemparés. Cameramen, photographes et journalistes se succèdent chez les Hamad. Sama fait même un plateau de télévision aux côtés de l’actrice Lama Maraachli qui a perdu l’œil gauche au même âge. Elle assiste au ballet des ONG, venues inscrire la famille dans leur fichier, et se prendre en photo avec elle, avant de ne plus jamais donner signe de vie. « Ils nous mettent en scène pour recevoir des dons de l’étranger, mais nous n’en avons jamais vu la couleur », déplore le père, qui reste digne. « Avant, j’aimais beaucoup le Liban, maintenant… un peu », murmure Sama, avant d’énumérer tous ses copains du quartier : Abir, Nour, Rawan, Hassan, Ahmad et Mohammad. « Plus tard, je serai médecin, comme le docteur Mahmoud », ajoute-t-elle en référence à celui qui lui a fait sa prothèse.

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« Habibti, albi, montre comme tu sais bien chanter », lance le papa. Sama, pas timide pour un sou, s’exécute. « Je ne sais pas d’où elle va chercher tout ça, cette gestuelle, ce charisme », lâche Makhoul, pas peu fier. La petite fille entonne la chanson de Joseph Attieh devenue virale lors de la révolution. « Lebnan rah yerjaa, le juste ne meurt pas, le soleil sortira embellir le ciel de Beyrouth. » Lors du soulèvement d’octobre 2019, elle avait demandé à son père un drapeau libanais. « Elle criait : “Thaoura, thaoura”, et moi, je lui disais : “Chut Sama !” On est syriens, on pourrait nous tomber dessus », raconte Makhoul. « Jamais je n’aurais cru qu’un jour il arriverait quelque chose ici, c’est pour ça que j’avais choisi ce quartier d’Achrafieh pour installer ma famille », enchaîne-t-il. Brisés par le drame et appauvris par la crise, les Hamad s’accrochent à l’espoir d’être acceptés au Canada après avoir lancé un dossier d’immigration à travers le HCR.

« Toute la vie à vivre sans lui »

Sama, comme tous les enfants mentionnés dans cet article, n’a reçu aucune aide psychologique après la double explosion. L’association Embrace, chargée du soutien psychologique et de la prévention du suicide, a reçu plus de 3 000 appels entre août et septembre 2020, et 7 % des appelants avaient moins de 18 ans. « Au Liban, le bien-être émotionnel n’est malheureusement pas considéré comme quelque chose d’important », déplore Lara Jalloul, psychologue pour enfants au sein de l’ONG. Si certains enfants ont développé de l’anxiété juste après les explosions, d’autres ont mis des mois à pouvoir s’exprimer et faire part de leurs peurs. L’anxiété est telle que s’ils entendent des bruits, comme des claquements de porte, ils se remémorent la situation dans laquelle ils se sont trouvés et s’imaginent alors qu’elle est sur le point de se reproduire. « La question qui revient le plus souvent est : “Est-ce qu’il va y avoir une autre explosion ? ” Il faut que les parents et les soignants soient le plus honnêtes possible et expliquent ce qu’il s’est passé afin que les enfants puissent développer un sentiment de sécurité », poursuit Lara Jalloul.

Comment vivre après la perte d’un enfant ? À quelques semaines du funeste anniversaire du 4 août, Sarah Copland, la mère du petit Isaac, un Australien de 2 ans, décédé lors de la double explosion, n’arrive toujours pas à comprendre ce qui est arrivé. « Cela ne fait qu’un an que notre enfant nous a quittés, mais nous avons toute la vie à vivre sans lui. » Au fil des jours, la tristesse, l’angoisse et la colère se succèdent, alors que l’enquête libanaise piétine, ce qui ne fait que raviver les plaies ouvertes des familles des victimes. La jeune femme et son époux, Craig Oehlers, étaient arrivés un an plus tôt au Liban avec leur fils et s’étaient très vite adaptés à la vie libanaise. « Isaac avait plein de petits amis, et commençait à apprendre le français et l’arabe », raconte la mère qui a accueilli son second enfant, Ethan, il y a plus de huit mois. « J’espère que les Libanais se souviendront d’Isaac », renchérit la maman qui appelle à une enquête au niveau international, tout comme la famille d’Alexandra Naggear, 3 ans et demi, devenue l’un des visages de ce drame.

« Depuis, les filles n’aiment plus Jésus »

« On me dit parfois que ça ne sert à rien de courir après la vérité. Mais si mes filles me demandaient un jour de leur expliquer ce qui est arrivé, je leur dirais quoi ? » Karlen Karam, 25 ans, a perdu son mari Charbel, 37 ans, son frère Nagib Hitti, 26 ans, et son cousin Charbel Hitti, 22 ans, trois pompiers parmi les premiers dépêchés sur les lieux lors de la première explosion du port. Sur le perron de la maison des Hitti, des portraits des trois victimes, en tenue militaire et souriants, sont affichés aux murs.

La famille Hitti qui a perdu leur fils Nagib, leur neveu Charbel et leur beau-fils Charbel Karam, tous trois pompiers. Photo João Sousa

Dans le village de Qartaba, nul n’ignore le drame qui a frappé cette famille de plein fouet en emportant trois de ses membres, et laissant deux fillettes, Angelina, 3 ans et demi, et Catherina, 20 mois, orphelines. Sur le chemin du port, Charbel Karam avait appelé son aînée en videocall : « Nous sommes des pompiers ! Nous allons éteindre un feu, ya baba », lui dira-t-il avant de raccrocher. Quelques instants plus tard, une seconde explosion arrache tout sur son passage. Les familles mettront plusieurs jours à retrouver des parties du corps de leurs enfants. « Que les dirigeants finissent en mille morceaux ! Un an a passé, mais nous sommes au même stade. Que l’on soit au port lors des rassemblements des familles ou ici au village, ce sont les mêmes images qui nous hantent », confie Rita Hitti, la mère de Nagib et belle-mère de Charbel Karam. « Mon benjamin, qui a 10 ans, est resté à l’avant-4 août, il n’en parle presque jamais, comme s’il était dans le déni », raconte-t-elle.

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Les premiers jours après le drame, des centaines de personnes sont venues épauler les familles endeuillées. Les petites, elles, seront envoyées chez des proches afin d’être protégées. Angelina comprend vite que quelque chose ne va pas. On lui explique que son papa n’a pas pu éteindre le feu et que, parce qu’il était fatigué, Jésus l’a emmené au ciel avec lui. « Mais pourquoi Nano (Nagib, son oncle) et Boula (Charbel, le cousin) aussi ? » a répondu la petite. Depuis, les filles « n’aiment plus Jésus ».

Les trois pompiers martyrs à l’entrée de la maison à Qartaba. Photo João Sousa

Angelina parle parfois à la photo de son père posée sur le buffet, place des chocolats ou un verre d’eau. « Mais il ne répond pas », dit-elle. Les enfants sidèrent les adultes avec leurs questions auxquelles ils n’ont pas de réponse. Ils se sont habitués à voir les femmes de la famille porter le noir. Karlen, la mère, ne craque jamais devant elles. Alors, elle va le soir, une fois les petites couchées, pleurer sur leurs tombes. La jeune mère s’est fait tatouer le portrait des trois hommes sur le bras. Angelina l’a imitée en dessinant sur sa jambe au stylo bille. Sa petite sœur, Catherina, n’avait que huit mois lorsque son père est mort. « Il y a une semaine à peine, elle nous a demandé pour la toute première fois “Il est où papa ?”. Il ne manquait plus que la petite s’y mette aussi », raconte la grand-mère en fondant en larmes. Dans le salon à arcades, de véritables autels ont été installés à la mémoire de leurs disparus. Les signes religieux sont partout. Selon la famille, les trois pompiers auraient, chacun à son tour, fait des rêves prémonitoires ou eu un pressentiment funeste la veille de la double explosion. Angelina rêve parfois de son papa la nuit. « On va à Mar Charbel et on mange une man’ouché. Il me dit que Catcouta et moi, on est fortes et qu’il ne faut pas embêter maman... »

Les trois pompiers de la famille Hitti et Karam décédés lors de la double explosion. Photo João Sousa

« Le Liban, ce paradis »

L’appartement des Dgheim à Haret Hreik n’est plus le même depuis que le papa, Mohammad, 49 ans, est décédé lors des explosions. On n’y met plus la stéréo à fond pour danser tous ensemble, on n’y joue plus aux cartes sur la terrasse, et les rires complices des cinq enfants et de leurs parents se sont tus. Un grand portrait de famille pris lors de la remise de diplôme de l’aînée, Nourhan, 23 ans, trois semaines avant le drame, habille un mur du salon.

La photo de famille des Dgheim prise trois semaines avant le drame. Photo João Sousa

La mère, Rania, 41 ans, vêtue de noir, porte les chaussettes de « l’amour de (sa) vie » qu’elle a épousé à l’âge de 15 ans. Elle reste digne sur son canapé, invoque Dieu le plus souvent et ne croit toujours pas que Mohammad est parti. Elle continue de jeter des regards vers la porte d’entrée en espérant le voir arriver après une journée de travail dans son salon de coiffure. Depuis qu’il est parti, elle est souvent malade. Elle dort beaucoup, mais jamais dans le lit conjugal, et ne cuisine plus vraiment. Sur le balcon, des feuilles de mloukhiyé sèchent sur un drap, « le plat préféré de Mohammad », dit-elle. Le 4 août, son mari se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. Lui qui n’allait que très rarement dans le centre de Beyrouth se rendait ce jour-là à l’hôpital récupérer son neveu. Alors qu’ils se dirigeaint tous deux en voiture vers Achrafieh, le cœur de Mohammad a lâché quelques secondes après la seconde explosion. La nouvelle de sa mort se répand comme une traînée de poudre. Il s’agit de la seule victime palestinienne du 4 août. Sa femme et ses enfants, eux, ne l’apprendront qu’une heure plus tard. Depuis le départ de leur père, les enfants ont « grandi d’un coup ». Les filles aînées ont dû s’occuper des petits. Lara, 17 ans à l’époque, a perdu dix kilos. Les nuits blanches se sont succédé dans le petit appartement devenu leur refuge. « C’était le bazar tout le temps, il n’y avait plus de règles. Les enfants étaient tout le temps fatigués, apathiques », raconte Rania. « Papa disait que le Liban c’est un paradis. Il nous faisait découvrir les quatre coins du pays, mais depuis qu’il est parti, on n’a plus le goût à rien. C’était notre meilleur ami », confie Nawal, une grande brune de 21 ans. Lamis, 11 ans, et Youssef, 9 ans, n’ont pas le droit d’aller jouer dehors depuis les explosions. Alors, ils vont dans leur chambre jouer des heures durant à la console. La petite fond parfois en larmes en regardant les photos de son papa. Rania la réconforte en lui disant qu’il est mort en martyr. « Nos parents sont nés au Liban, nous sommes nés au Liban, nos enfants aussi, mais personne ne s’intéresse à nous. L’État libanais ne reconnaîtra jamais qu’il a tué Mohammad parmi tant d’autres », fustige Rania. L’association palestinienne Aman, du camp de Bourj Brajné, est la seule à être venue en aide à la famille.

Les enfants Dgheim jouant à la console. Photo João Sousa

« C’est une image qui me hante »

Cela faisait près d’un an que Sophie Alem, 16 ans, n’était pas revenue au Liban. Quelques semaines après la double explosion, ses parents et elle ont préféré qu’elle quitte le pays et parte s’installer chez sa tante à Abou Dhabi. « Je n’arrive toujours pas à croire que ça va faire un an depuis le drame. J’ai une boule au ventre », raconte l’adolescente qui a frôlé la mort de près. Elle se trouvait chez une amie entre Sassine et Sodeco au moment des explosions. Après la première déflagration, sa mère l’appelle en panique et lui demande si elle va bien. En quelques secondes, son téléphone portable est éjecté de ses mains, et le père de son amie débarque dans la chambre en s’agrippant aux murs et en hurlant leurs noms. L’appartement est ravagé, mais ils vont bien. Ils s’engouffrent tous les trois par la sortie de secours et dévalent les marches pieds nus où se mêlent éclats de verre et traînées de sang. Sophie recouvre ses pieds lacérés de son sweatshirt gris qui vire au rouge. Les deux amies suffoquent et crachent de la suie noire de leurs poumons. « Je ne pensais qu’à ma mère qui était au bureau situé au centre-ville et j’imaginais le pire », raconte-t-elle. « Lorsqu’elle m’a appelée au moment de l’explosion, elle s’était levée pour parler dans un couloir. Si elle était restée à son bureau, elle aurait probablement perdu la vie. Elle me rappelle tout le temps que je l’ai sauvée », raconte Sophie. Au même moment, dans la maison libanaise de son père à Gemmayzé, sa grand-mère, son petit frère d’un an issu d’un second mariage et deux employées de maison qui s’étaient cachées dans la cuisine ont échappé au pire. Une troisième employée d’origine philippine, Lili, qui se trouvait dans une autre pièce, est décédée à la suite de ses blessures. « La maison était dévastée. Il n’y avait plus rien, plus de portes, plus de lits. J’ai perdu mes chats pendant deux semaines. Je revois encore le sang par terre et sur les murs, c’est une image qui me hante », raconte la lycéenne. Le traumatisme est tel qu’elle sursaute au moindre bruit de voiture, que ce soit à Beyrouth ou aux Émirats. « Ils font tout pour nous faire quitter ce pays. Il n’y a plus d’avenir pour les jeunes ici », dit Sophie.

Dans quelques jours, les victimes du 4 août défileront devant le port et les rues de la capitale. Des parents porteront le portrait de leur enfant, ou des enfants celui de leur parent. Sama et les enfants Dgheim marcheront parmi la foule. Angelina et Catherina resteront, elles, à Qartaba.

Sama virevolte avec sa jupe à pois dans le salon dépouillé du domicile familial. Un flacon de vernis à ongles dans une main et son étui à lunettes de soleil dans l’autre, elle s’assoit sur une chaise en plastique à côté de son frère Ahmad, 12 ans, qui l’embrasse tendrement. « C’est lui qui pleurait après l’explosion, pas moi », lance-t-elle, mutine. Tous les...

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Quel horreur mais quel horreur toutes ces vies détruites, on veut la justice sinon se sera la vengeance.

camel

14 h 49, le 29 juillet 2021

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Commentaires (2)

  • Quel horreur mais quel horreur toutes ces vies détruites, on veut la justice sinon se sera la vengeance.

    camel

    14 h 49, le 29 juillet 2021

  • Cet article ne doit pas être payant ou bloqué. Il doit être traduit à l'arabe et à l'anglais pour que le monde le lise. Pour qu'il soit partagé sur tous les réseaux sociaux. Pour que "eux" le lisent et pour que pas un jour ne passe sans qu'on leur rappelle les criminels qu'ils sont.

    Nadim Mallat

    02 h 36, le 29 juillet 2021

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