Lorsqu’en politique – la « haute » politique – le déni se combine à la mauvaise foi, le tout accompagné d’effronterie et de cynisme provocateur, l’on obtient alors un curieux mélange tragi-comique. Le régime syrien représente sur ce plan un cas d’école risible (si l’on peut se permettre cette expression) et à bien des égards original (par abus de langage). C’est du moins l’impression que l’on ressent en écoutant la petite phrase concernant le Liban lancée par Bachar el-Assad à l’occasion de ce qui est présenté à Damas comme le discours « d’investiture » marquant le coup d’envoi du quatrième mandat du successeur de Hafez el-Assad. Le terme « mandat » devant être utilisé– soit dit en passant – non pas conformément à la conception occidentale et démocratique du terme mais plutôt dans le sens de la « logique » propre à ce même pouvoir qui est en place sur les bords du Barada depuis plus de cinq décennies. Nul ne saurait ignorer, en effet, les circonstances et, surtout, les résultats de ce qui est qualifié de consultations populaires chez notre envahissant voisin.
Bachar el-Assad a ainsi relevé dans son intervention devant ses « députés » que « des dizaines de milliards de dollars appartenant à la Syrie, entre 40 et 60 milliards, sont bloqués dans les banques libanaises, et c’est ce qui entrave les investissements en Syrie » ! Il n’a évidemment pas pris la peine de préciser pour quelles raisons ces fonds ont été déposés dans les banques libanaises et non pas dans son pays.
La première explication qui viendrait à l’esprit est évidemment que les déposants concernés avaient davantage confiance dans le système libéral et le secteur bancaire libanais. Il s’agit là sans doute de l’une des explications plausibles… Mais peut-être aussi que le président syrien faisait-il allusion, consciemment ou non, au reliquat des sommes colossales que son régime pompait directement, par de multiples moyens inavoués et inavouables, sur le marché libanais à l’époque de l’occupation syrienne… À cet égard, l’un des proches conseillers d’un ancien président libanais qui avait accepté de jouer le jeu syrien nous avait indiqué un jour, à l’époque de la funeste tutelle, qu’il fallait se faire à l’idée que « la présence de l’armée syrienne au Liban devait être financée par Damas en puisant directement dans les ressources libanaises ». Realpolitik oblige… Lorsque la situation se sera stabilisée, dans un avenir plus ou moins proche, il faudra que les autorités libanaises ouvrent avec courage ce dossier, en rebondissant le cas échéant sur les derniers propos de Bachar el-Assad pour tirer au clair la véritable origine de ces fonds déposés – si tel est effectivement le cas – dans les banques libanaises…
Comble du cynisme et du déni, le président syrien pousse la supercherie jusqu’à affirmer que ces fonds syriens prétendûment bloqués à Beyrouth ont pour effet d’entraver les investissements en Syrie. Peut-être que Bachar el-Assad ignore-t-il que c’est en raison de la cascade de crimes contre l’humanité commis contre la population syrienne au cours de ces dernières années que les pays donateurs arabes et occidentaux s’abstiennent d’investir et de financer la reconstruction dans un pays dévasté par dix ans de sauvagerie et de pilonnages aveugles.
Lorsque l’heure de la solution et de la stabilisation aura sonné dans cette région, il faudra alors impérativement que les Libanais remettent sur le tapis l’esprit et la teneur avant-gardiste de la Déclaration Beyrouth-Damas qui avait été adoptée en 2006 par des figures de proue des oppositions syrienne et libanaise de l’époque. L’objectif de ce document était de poser les jalons d’un assainissement réel dans les relations bilatérales, constamment troublées par une atmosphère conflictuelle chronique depuis la fin de la première moitié du siècle dernier et jusqu’à aujourd’hui, comme l’attestent de nombreux éditoriaux et commentaires politiques.
Cette nécessaire redéfinition en profondeur des rapports entre les deux pays devra avoir pour fondement essentiel, lorsque les réformes sérieuses seront mises sur les rails, la neutralité prônée par le patriarche maronite Béchara Raï. Avec comme passage obligé, le rétablissement de la souveraineté et de l’autorité d’un État bénéficiant du monopole de la violence légitime.
Depuis plus de cinquante ans, depuis la fin des années 1960, le Liban est transformé en abcès de fixation et sa population est prise en otage pour servir les intérêts des occupations successives, palestinienne, syrienne et iranienne. Il est aujourd’hui grand temps que les Libanais se retrouvent entre eux, qu’ils apprennent à mieux se connaître, à accepter « l’autre » avec toutes ses différences. Et surtout qu’ils admettent qu’il est devenu impératif de fixer des lignes rouges souverainistes au régime en place à Damas, quel qu’il soit, ou à toute force régionale qui aurait des ambitions expansionnistes en tous points débordantes et envahissantes.
Il est regrettable que dans son article au vitriol l'auteur ait omis d'évoquer aussi les causes indirectes du conflit syrien. M.Z
03 h 06, le 22 juillet 2021