La vengeance est un plat qui se mange froid – voire, dans certains cas, glacé comme l’au-delà. Cent huit ans après les faits, voici comment une femme obtient réparation pour un honneur bafoué.
L’image est tout ce qu’il y a de plus classique, du moins en apparence : une demoiselle prend la pose dans un studio. Le paysage à l’arrière est un trompe-l’œil peint sur une tenture ; à droite, une fausse balustrade de bois permet quelque fantaisie utile : en s’asseyant à moitié sur cet accessoire, notre héroïne s’offre une pose « osée » avec une jambe plus haute que l’autre, ce qui lui permet, du même coup, de s’immobiliser, car avec le temps de pose de l’époque, il ne faut pas remuer un cil.
Au moment du déclic, elle semble abîmée dans ses pensées. Qu’est-ce qui la préoccupe ? Elle ne fixe pas l’objectif, mais regarde fixement à gauche, peut-être en direction du photographe qui vient de lui demander de ne plus bouger. Surtout, elle s’efforce de ne pas sourire : depuis les débuts de la photographie commerciale un demi-siècle plus tôt, il est de tradition de ne pas bouger un muscle lorsque l’on se fait tirer le portrait. Est-ce dû au sérieux de l’acte ou pour éviter des flous malvenus ?
Malgré son absence d’expression, notre héroïne a un regard extrêmement déterminé. Elle respire la confiance en soi et exhibe tous les attributs d’une femme insoumise, voire hautaine. Sa tenue signe son appartenance à une classe aisée : robe longue de soie sombre rehaussée d’une belle dentelle, gants, escarpins et même un sac à main négligemment posé sur la rambarde. Ses cheveux relevés à la 1900 se cachent sous une coiffure dispendieuse, mais sa taille est bien moins étranglée qu’au début du siècle : le corset vit ses toutes dernières années et va être balayé avec la montée en puissance des femmes durant la guerre de Quatorze, dans quatorze mois jour pour jour. Mais déjà, notre Beyrouthine ne s’embarrasse plus avec les impératifs machistes de la taille de guêpe.
Observons son visage : elle a les traits fins et une peau diaphane dénuée d’artifices cosmétiques. À l’époque, seules les demi-mondaines et les actrices du muet se permettaient un mascara épais autour des yeux, et les paysannes une peau basanée. Non, la beauté est ici aristocratique et virginale, soulignée par la jeunesse du visage et ce bouquet de fleurs blanches, accessoire habituel des studios. Et c’est là tout le piquant de cette photographie qui semblait très pudique au premier regard : le bouquet est posé sur le genou relevé, un langage subliminal qui indique sans doute que ce cœur est à prendre et que, sous l’expression sage et dénuée de passion, se cache un tempérament hautement inflammable. Il en faut, à l’époque, pour se permettre cette pose mi-ange, mi-démon, il faut oser lever une jambe de sorte à exhiber la naissance de la cheville opposée, alors que la jambe jetée est typique des danseuses de french cancan du siècle précédent. Cette femme est une affolante rebelle.
À présent, laissons intervenir l’artillerie lourde : au verso, un inconnu a écrit au crayon mine et d’une calligraphie prétentieuse quatre mots hallucinants : « Une sauvage de Beyrouth », avec la date 2 juin 1913. Le tout est adressé à un certain monsieur Pierre dont le nom est illisible.
La revanche 108 ans plus tard
Une sauvage de Beyrouth ! ? Cette délicieuse créature, raffinée jusqu’au bout de doigts fins qui dépassent de mitaines immaculées, se fait traiter de « sauvage » par un sinistre gougnafier ! On en est tout retourné d’indignation, d’autant que cette arrogance a tendance à perdurer. Amis et parrains du Liban et des Libanais, les Français ont toujours manifesté à l’égard de notre peuple une sollicitude fraternelle, voire maternelle : qu’ils en soient sincèrement remerciés. Mais ceci n’a pas empêché quelques brebis galeuses d’abuser d’une position dominante, et si, durant le mandat, les Libanais étaient fréquemment traités en falots qu’il fallait mener à marche forcée vers la civilisation et le bonheur des peuples, certains fonctionnaires envoyés de France ont, encore de nos jours, du mal à cacher un complexe de supériorité déplacé à l’égard d’un peuple qui les accueille comme des princes. La faute est sans doute partagée ; contentons-nous de la mettre sur le compte de la parcelle de pouvoir donnée à des imbéciles.
Mais revenons à notre belle. À bien y réfléchir et passé ce premier moment d’irritation, force est de reconnaître que notre inconnu n’a pas pêché par arrogance. Il a envoyé cette photo à son compatriote avec l’intention de lui montrer, par l’image, que le cliché des « sauvages » ne s’applique pas à la capitale du vilayet ottoman de l’époque, et c’est tout à son honneur.
Mais ce faisant, notre inconnu se rend coupable d’un autre péché tout aussi grave, celui de l’orgueil : comment la photographie d’une jolie jeune femme manifestement nubile a-t-elle pu se retrouver entre ses mains ? À moins que notre inconnu n’en soit le photographe, cette image a dû lui être offerte par la jeune femme elle-même, qui devait peut-être éprouver quelque sentiment à son égard. Et c’est là que le bât blesse : cet homme n’avait-il donc rien de mieux à faire que d’envoyer cette photo à son ami en traitant sa dulcinée de « sauvage », avec l’intention de lui montrer, non pas une sauvage, mais une conquête au caractère bien affirmé prenant une pose manifestement amoureuse ? Cette photo retrouvée dans un bric-à-brac de France ne serait donc, en quelque sorte, qu’un trophée typiquement masculin.
Ressortie de l’oubli, ramenée chez elle, notre Beyrouthine prend sa revanche avec 108 ans de retard : alors que son prétendant malotru n’a laissé que quatre mots, voilà sa beauté et la force de son caractère proclamées à la face du monde. Cette femme fière, qui prend une pose conquérante et s’apprête à jeter corset et diktats masculins, est l’arrière-grand-mère de celles par lesquelles viendra, un jour plus très lointain, le salut de la nation libanaise.
Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.
L’ouvrage est disponible sur
commentaires (8)
Elle ressemble drôlement à une amie d'université à Beyrouth... Le Hazard est curieux, il provoque les choses...
Wlek Sanferlou
14 h 23, le 18 juillet 2021