Derrière cette image d’apparence banale se cache un drame. Deux hommes sont assis à la terrasse d’un café. Celui de gauche s’est mis sur son trente-et-un, costume présidentiel et chemise immaculés, pochette assortie. Celui de droite est plus sport : saharienne claire, manches courtes, pantalon brun. Les coupes sont soignées, les moustaches finement taillées : l’élégant en arbore une « moderne » en forme d’accent circonflexe qui préfigure déjà les jeunes premiers au regard de velours (et flou artistique) des Fifties. Avec ses bacchantes en brosse, celui de droite est, lui, en retard d’une époque : nous sommes en 1943, et de moins en moins de téméraires osent encore s’afficher avec ce style désormais associé à Adolf Hitler. Curieusement, le plus chic ne consomme rien, c’est l’autre qui sirote une boisson chaude – thé ou chocolat – et qui a posé sur la table la panoplie du fumeur. Entre les deux, une coupelle d’argent propose quelque sucrerie.
Autour de nos deux acolytes, le lieu est bondé : ici, deux femmes dont l’une garde sac et chapeau sur les jambes : là, des hommes dont l’un en bretelles esquisse un sourire. Quelqu’un feuillette un magazine. L’ambiance est bon enfant, il ne manque plus que la bande-son. Au dos, un inconnu a marqué le lieu et la date. Nous sommes le 12 août 1943 : un jeudi.
Malgré le terrible contexte de guerre mondiale, cette photo nous apprend qu’à l’époque, on savait prendre son temps. Dans notre coin d’Orient où les ciels les plus bleus peuvent enfanter les pires orages, où chaque jour peut remettre en cause les acquis de la veille et dont aucune génération n’a été épargnée par les tragédies, les peuples n’ont jamais renoncé à ce moment d’évasion. Le concept de café lui-même n’est-il pas typiquement oriental ? Ce qui est aujourd’hui la marque de fabrique des capitales européennes est en réalité l’invention importée par un Arménien de Constantinople nommé Pascal Haroukian, dit Pascali. C’est lui le premier cafetier de France : en 1671, sous Louis XIV, il inaugurera un café à Marseille avant de reprendre le même concept à Paris avec le succès que l’on imagine.
À Beyrouth, les cafés ont fait florès sur le bord de mer depuis des décennies avant leur transformation en « plages » à partir de la fin de l’ère ottomane. Ils constituaient le principal loisir d’une foule bigarrée sans distinction sociale ni confessionnelle. À l’instar des souks et des tramways, les cafés de Beyrouth étaient le lieu où se retrouvait le peuple, le creuset qui aurait dû enfanter une nation avant que la guerre nous ramène à l’état clanique.
L’art de savoir perdre le temps
Parmi ceux qui ont connu l’âge d’or des cafés beyrouthins, il y a le journaliste Joseph Tarrab qui trempe sa plume dans les larmes de la nostalgie lorsqu’il visite, le 13 avril 1977 (deux ans jour pour jour après le bus de Aïn el-Remmané), les ruines fumantes des cafés les plus célèbres de la capitale. Il écrit dans L’Orient-Le Jour : « Qui ne hantait pas ces lieux de sérénité, d’amitié, d’éloquence (et parfois, pourquoi pas, de rixes et des règlements de comptes) ignorait une des formes essentielles de la délectation beyrouthine : chaque état d’âme, chaque sinusoïde du sentiment, chaque niveau de pensée pouvait se trouver en manifeste ou latente consonance avec un de ces lieux d’élection et de délices, à condition de vouloir, de savoir gagner un peu de vie en perdant pas mal de temps. Mais le perdait-on vraiment ? Le perdait-on quand on s’installait – summa delectatio – face au grand large, aux jeux de mouettes, des nuages, de la lumière, du vent et des flots, dans un de ces cafés du front de mer dont le nom à lui seul évoquait tout un monde merveilleux qui chavirait lentement dans l’indifférence, précieux témoignage d’un passé pas tellement lointain où Beyrouth était encore un jardin et Hamra une dune sablonneuse : Hajj Daoud, avec son immense salle de bateau immobile en perpétuelle partance et son mince balcon en corniche dont les planches laissaient passer les embruns : Ahwet el-Bahrein, avec son escalier abrupt et tortueux, sa salle tarabiscotée, son remugle de bois humide, de fumée de cigarettes et de poissons frits, sa fragile terrasse-passerelle aux planches disjointes où un drapeau rouge annonçait que la mer était grosse, et une nasse au coin que les daurades étaient fraîches (…) ? C’était là, parmi les joueurs de dominos, de cartes et de tric-trac, les buveurs de thé, les fumeurs de narguilé, les portefaix, les directeurs de banque, les boutiquiers, les journalistes et les simples jouisseurs qu’on savourait, du lever au tomber du jour, le bonheur de se sentir en dehors de tout, à l’écoute de soi-même, dans une paix bleue dont on sortait retrempé, régénéré : griserie du large, de la brise, de l’eau moirée qui s’irise, du halètement et du chuintement des flots, de la conversation d’un ami qui devine quand il faut faire silence pour recueillir la fugace jouissance d’un instant d’éternité précaire qui aiguise les sens en une pointe d’exquise, de défaillante lancinante. De ce lâcher-prise, la conversation refaisait rythmiquement surface : réflexion partagée sur le bonheur toujours recommencé et toujours surprenant, le simple bonheur d’être là, d’adhérer au monde dans son innocence première, son immédiate fulgurance. »
Penser à tout ce que nous avons perdu avec la guerre et la destruction mercantile du littoral de Beyrouth donne la nausée. Tarrab jugeait déjà cette perte « irremplaçable, non point les lieux, mais leur esprit ». Irremplaçable, l’esprit de notre photo d’aujourd’hui l’est également, mais pour d’autres raisons tout aussi dramatiques. Non, il ne s’agit pas de Beyrouth. Cette photo a été prise dans le café Saint-Raymond de Tel-Aviv, à l’époque où se côtoyaient, en toute innocence et depuis des millénaires, deux nations qui savaient encore vivre ensemble. Souvenir nostalgique d’un Palestinien chassé de sa terre natale, elle a terminé sa course au Liban où il a trouvé refuge, témoin muet d’une époque à jamais révolue.
Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.
commentaires (4)
Nostalgie vers un temps ou on pouvait boire un cafe sans reservation par une 'App' ou scanner un code QR ... Vive les cafes ! Pourtant cette nostalgie est peu-etre un peu fausse car le costume soigne des messieurs indique peut-etre que ce cafe etait un peu exclusif et qu'on ne pouvait pas entrer par exemple avec des vetements pauvres.
Stes David
10 h 11, le 05 juillet 2021