La faute à sa boîte de vitesses. Elle coince tellement depuis quelque temps qu’elle a fini par se coltiner une tendinite qui lui paralyse le poignet droit. Mais elle n’a pas de sous pour aller voir un médecin, et encore moins pour envisager de remplacer sa boîte à vitesses. Pourtant, les deux seuls outils de travail de Takla, son gagne-pain littéralement, sont sa main droite et cette Peugeot 106 de 1996 qu’elle se partage avec sa mère et ses deux frères. C’est tout ce qu’elle a pour survivre : sa vieille bagnole et la force de son poignet. Takla est infirmière à domicile pour un laboratoire de Dora, pas loin de chez elle. Tous les jours, et d’autant plus depuis le début de la pandémie, elle quitte la maison le matin à cinq heures. L’avant-midi, elle administre tout genre de services médicaux, mais surtout des tests PCR, maintenant que les tests sanguins, d’hormones ou d’urine semblent être devenus des caprices que les sociétés d’assurances ne peuvent plus se permettre de couvrir. Elle a des clients partout dans le Metn, le Kesrouan, jusqu’à Jbeil et Amchit, « sa main est légère », elle est réputée pour cela. L’après-midi, à peine le temps de grignoter un ragoût de légumes dans un tupperware écorché – la viande n’étant plus réservée qu’aux dimanches, et pas tous les dimanches – qu’elle en est déjà à décharger des pipettes, à stériliser des seringues, à remplacer des fioles, en se demandant jusqu’à quand le stock maigrissant pourra servir ce laboratoire qui risque de fermer à tout moment. Takla n’a pas la moindre idée.
Qu’a-t-on fait ?
Elle ne comprend pas par quel miracle occulte ce petit laboratoire de Dora et, pour tout dire, le pays dans son intégralité tiennent encore. Elle ne cherche même plus à savoir à quel moment tout s’effondrera, dans combien de mois, de jours, et à quoi cela ressemblera vraiment un vrai effondrement. Le Venezuela, l’Iran, Takla en a vu des images aux nouvelles, on lui a dit que ça sera comme ça. Rien qu’à cette idée, son corps tout entier se met à trembler. Alors, en attendant, elle confie l’avenir à la sainte dont elle porte le nom, même si, dans le fond, elle se dit qu’elle est « fâchée d’elle » à chaque fois qu’elle croise son visage élimé collé sur son rétroviseur. Qu’a-t-on fait pour mériter cela ? Quelqu’un, ma sainte, expliquez-moi. La sainte sur papier glacé ne cille pas. Mais Takla veut croire que quelqu’un, quelque part, s’occupe de nous en silence. Elle dit : « À chaque jour son ange » et met sa vieille Peugeot en marche. Le moteur résiste un peu, il vibre et bourdonne comme une bombe sur le point d’imploser puis la voiture bondit. Takla est soulagée. Après sa tournée matinale, le réservoir d’essence est pratiquement à sec. En plus de l’augmentation du prix des carburants qui lui troue la poche chaque semaine davantage, Takla redoute désormais les longues files d’attente au seuil des stations-service. Elle a connu les queues sous la pluie, entassée au milieu des foules en colère et devant les portes des banques ; les courses à la pharmacie ou au supermarché pour décrocher ne serait-ce qu’un misérable produit subventionné ; puis les attentes honteuses, la tête baissée, aux comptoirs des ONG. Et désormais, ce sont les files en voiture, à l’affût d’un crachat d’essence, qu’elle doit intégrer à son quotidien. À chaque fois, c’est le même supplice qui se joue sous ses yeux, avec toujours cette sombre réalisation qu’à ce stade, elle n’y peut rien à part accepter. Dans la file qui s’étend parfois sur plusieurs kilomètres, le moteur surchauffe et l’embrayage s’enraye, si bien que Takla doit forcer sur la boîte de vitesses. Au moment d’arriver à la pompe à essence, elle perd presque toute sensation à sa main droite.
La somme de nos consentements
Le pompiste indien, visiblement irrité à l’avance par la question que Takla ne lui a pas posée, lui explique dans une langue inconnue que non, il ne peut pas lui mettre plus que l’équivalent de 20 000 livres libanaises. « Geste zghir, un petit geste à mon égard ? » Takla a beau le supplier, lui brandir son poignet enflé ou la photo de la sainte, l’employé indien lui jure qu’il perdrait son emploi s’il venait à enfreindre les instructions. De lassitude ou d’impuissance, comme à la banque, à la pharmacie ou au supermarché, Takla finit par concéder et tend son billet de 20 000 livres au pompiste sur lequel se jettent des mobylettes de passage. Mais tous les jours, immanquablement, au milieu de cette scène médiévale d’humiliation collective, de chauffeurs de taxi qui s’arrachent le seul tuyau fonctionnel, de voitures de fortune qui se disputent une place au plus près des pompes, de cris rocailleux, d’insultes à la volée et parfois même de pleurs, Takla se pose cette même question : « Mais comment avons-nous accepté l’inacceptable ? » Seule à se battre contre son embrayage et sa boîte de vitesses qui coince, elle se met à parler de sa propre voix. Elle dresse la liste de ses consentements qui n’en sont pas. Avoir accepté de se faire confisquer son propre argent gagné à la force du poignet puis aller volontairement tendre la main, la voix suppliante, pour de miteux billets de Monopoly livrés à un taux fixé illégalement, et en tout cas arbitrairement, par des hommes dont les sous sont pour la plupart planqués ailleurs. Accepter de continuer à se faire gouverner, à suivre les « instructions » des pilotes de notre chute vertigineuse et, comme l’a signalé la Banque mondiale il y a quelques jours, « délibérée ». Accepter de ne plus trouver les mots qui soient à la hauteur de leurs abjections. Accepter d’être privés de courant électrique, d’un médicament, d’un paquet de pâtes et maintenant d’une essence que nous finançons pourtant avec notre propre argent. Accepter de patienter des heures, écrasés par le soleil, dans l’espoir d’un peu plus de 20 000 livres libanaises de carburant alors que des cortèges entiers de camions en baladent paisiblement des tonnes en contrebande vers la Syrie. Accepter l’idée que tout se cuisine dans notre dos, à notre insu, par des puissances qui se passent le pays comme une boule de feu et dont on se demande avec beaucoup de sérieux si « le Liban les intéresse au pas ». Accepter que le temps que les choses se décident, on devra lentement avancer vers l’effondrement, le vrai. Accepter enfin de s’être fait littéralement exploser dans la chair et dans l’âme, et que, 10 mois plus tard, rares sont ceux qui pensent encore qu’on en saura quelque chose. Cette somme de consentements peut sembler déjà assez rabâchée, rien de nouveau, mais combien sommes-nous à nous poser la même question que Takla : « Mais comment avons-nous accepté l’inacceptable ? » Et comme elle, dans le fond, on veut tous croire que quelqu’un, quelque part, s’occupe de nous en silence. C’est tout ce qu’il nous reste aujourd’hui.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
Ma chére Talla nous payons le prix de notre insouciance, jamais le dollar n'aurait du être a 1500ll. Depuis 1990 environ nous vivions avec cette parité et nous vivions au dessus de nos moyens aujourd'hui la réalité nous rattrape et le dollar est tel qu'il devait être et comme nous ne produisons rien eh ben on a plus rien. Finit la belle vie au frais de l'étranger et des expatriés car sans leur argent comme tu le dis on n'a pas de quoi manger, il va falloir s'y habituer. Les belles voitures les jolies vêtements de marque, les sorties restaurant maquiller pomponer et la zantara a la libanaise c'est finit. Le plus choquant pour moi dans cet article c'est d'apprendre qu'il reste encore des pompistes indiens!!! C'est comme si les libanais sont dans le déni de réalité.
16 h 31, le 07 juin 2021