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Lifestyle - Photo-roman

Liban, pays des cœurs brisés

Chassée de chez elle, ma génération devient aujourd’hui des morceaux de pays qui cherchent une place du bon côté de ce monde...
Liban, pays des cœurs brisés

Photo G.K.

Ils sont collés l’un à l’autre. Ils n’arrivent pas à se lâcher. Ils ont beau essayer, rien à faire. De temps en temps, il regarde sa montre, une rotation d’aiguilles qu’il donnerait tout pour arrêter. « Je vais être en retard, mon vol est dans 3 heures, et les queues à l’aéroport, tu sais, mon cœur. » Mais elle fait semblant de n’avoir rien entendu, et elle s’agrippe à ce point à lui, son torse, sa taille, son cou, ses joues, qu’il finit par abandonner. « D’accord, 5 minutes de plus, mais après ça, on doit vraiment partir, mon cœur. » Dans vraisemblablement cinq minutes, Tarek devra se mettre en route, vraiment, vers l’aéroport. Un vol pour Doha. Un job de chauffeur chez un cheikh qatari « envoyé par le bon Dieu », la rémunération n’est pas énorme, juste assez pour envoyer de quoi survivre à ses parents. Et puis c’est de « l’argent frais » au moins, se dit-il, et en tous cas une vraie vie qui l’attend là-bas. « De toute façon, je ne pars pas pour de bon, je vais faire des allers-retours rien que pour toi, et on fera des vidéocalls », dit-il à Alia, sa fiancée, en la consolant comme il le peut. « Et quand la situation s’améliorera, quand le pays ira mieux, dans un an ou deux, je reviendrai. Ça a toujours été comme ça. »

Des allers-retours

En dévorant Tarek du regard, en lui recouvrant le cou de baisers dévorants, en se baignant une dernière fois dans son odeur, Alia s’est demandée où était passé cet avant, flou et pourtant si proche, où la situation, où le pays allaient mieux? Cet avant dont une poignée de choses suffisaient à son existence : en journée, un boulot de standardiste, ingrat, épuisant, parfois humiliant, mais à la sueur duquel elle avait réussi à mettre quelques sous de côté, en espérant sans cesse cette robe blanche constellée de mauvaise dentelle et de faux Swarovski et cette maison en parpaing dans un village oublié.

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Et les soirs, cils écarquillés, lentilles bleu gris bionique, décolleté saillant, elle attend le missed-call de Tarek, le crissement de son klaxon sous sa fenêtre. « Ya amar, ma lune. » Puis une kaaké Picon-sumac grignotée par des pigeons de passage, dans la lumière duvetée de la Corniche, là où ils reviennent ensemble aujourd’hui, pour une dernière fois, avant le départ de Tarek. Alia s’est demandée où étaient passés ces temps dont on ignorait qu’ils étaient si précieux, et surtout cette possibilité de rester là, dans ce pays, et elle s’est mise à pleurer. « K... Ekht hal balad, foutu pays, regarde ce qu’il (a) fait de nous. » Ces mots-là, étouffés dans les larmes de Alia, combien de fois les avons-nous entendus sur des lèvres de Libanais, prononcés avec plus ou moins de rage, et d’autant plus ces deux dernières années ? M., lui aussi, est parti dimanche dernier. Quand il lira ces lignes, comme Tarek, il me dira sans doute : « Mais je ne pars pas pour de bon. Je ferai des allers-retours. Le Liban, c’est à deux pas. Et quand les choses s’amélioreront, je reviendrai. » C’est d’ailleurs ce qu’il a répété à la flopée d’amis qu’il avait réunis la veille de son départ. « De toute façon, ça ne sert à rien de faire nos adieux. Au rythme où vont les choses, dans quelques mois, on te suivra tous », avait lancé R., avec ce cynisme qui nous protège désormais comme une armure.

Des morceaux de pays

Sans même s’en rendre compte, la conversation le reste de la soirée avait fini par tourner autour des départs, des visas, des passeports, et des plans B qu’on s’efforce de bricoler, sans doute pour la première fois de nos vies, « histoire de ne pas faire les mêmes erreurs que nos parents ». Chacun de nous, selon ses besoins et son âge, justifiait presque son besoin de partir, comme si ce n’était pas assez évident. Pour la sécurité des enfants, pour de l’argent frais, à cause de la pénurie de médicaments, des coupures d’électricité, du manque de lait ; de peur d’une explosion sociale, en raison de l’inflation ; parce que les fantômes du 4 août nous pourchassent encore ; pour mieux respirer aussi, pour être heureux. Mais dans le fond, comme Tarek, ce que nous décrivions tous, c’est une vraie vie. Au moment de rentrer, en se demandant comme tous ceux qui s’en vont dans quel état il retrouvera le Liban à son retour, et si quelque chose arrivera en son absence, M. a fondu en larmes. « Le Liban, c’est le pays des cœurs brisés », a-t-il lancé. « Tout le monde s’en va. » Oui, toute ma génération, aujourd’hui, s’en va quand elle en a les moyens, ou sinon est effleurée par une tentation de départ, un visa, un plan B. Et comme ça, sans s’en apercevoir, chassés de chez nous, nous devenons les morceaux épars d’un pays qui cherchent une place du bon côté de ce monde. Et nous laissons derrière nous des cœurs brisés. Le cœur d’une mère qui préfère l’arrachement, qui préfère se faire mal, à l’idée que ses enfants « ne pourrissent dans ce pays pourri ». Le cœur d’un père qui se sent tellement impuissant, tellement inutile en voyant sa fille, qu’il s’est pourtant saigné aux quatre veines pour la scolariser et lui assurer des études dignes de ce nom, aller se faire employer en tant que nounou dans une famille nantie du Golfe. Le cœur d’un grand-père, d’une grand-mère, qu’on ne sait pas si on reverra de Noël en été. Le cœur d’un amant, d’une fiancée, avec qui des possibilités d’avenir se sont, du jour au lendemain, envolées en fumée. Le cœur d’un ami, d’un proche, d’une serveuse, d’un vendeur, d’une collègue, d’un « delivery boy » qu’on avait l’habitude de côtoyer au quotidien et dont on se demande comment ils s’en sortiront, puisqu’ils n’ont pas eu le privilège de sauver leur peau. Mais comme Tarek, qui promet de rentrer rien que pour Alia, ce sont pour ces cœurs brisés, et rien que pour eux, que tous ceux qui partent, tous ces morceaux de pays épars, un jour, reviendront.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Ils sont collés l’un à l’autre. Ils n’arrivent pas à se lâcher. Ils ont beau essayer, rien à faire. De temps en temps, il regarde sa montre, une rotation d’aiguilles qu’il donnerait tout pour arrêter. « Je vais être en retard, mon vol est dans 3 heures, et les queues à l’aéroport, tu sais, mon cœur. » Mais elle fait semblant de n’avoir rien entendu, et elle...

commentaires (1)

C'est si triste tout ça... mais qu'avons-nous fait au Bon Dieu pour en arriver là? Il doit y avoir une issue... sinon...

SADEK Rosette

11 h 58, le 31 mai 2021

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Commentaires (1)

  • C'est si triste tout ça... mais qu'avons-nous fait au Bon Dieu pour en arriver là? Il doit y avoir une issue... sinon...

    SADEK Rosette

    11 h 58, le 31 mai 2021

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