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Lifestyle - Photo-roman

« À Beyrouth, même le pauvre a l’impression d’être roi »

Dans ce pays où plus rien ne marche, notre capital humain est la seule et dernière chose qui nous fait encore tenir...

« À Beyrouth, même le pauvre a l’impression d’être roi »

Photo G.K.

Elle a le pas ralenti. Quand elle marche, son pied droit traîne un peu avec l’impression qu’il s’électrise, puis lâche soudainement. Sans la pilule bleue du matin, sans l’injection que lui fait la pharmacienne du coin tous les lundis, elle ne peut pas marcher du tout. Un éclat d’obus reçu dans la cheville, pendant la « guerre d’élimination » de 1989. En provenance des hommes de Michel Aoun, à l’époque commandant en chef de l’armée, ou de ceux de Samir Geagea, alors chef des Forces libanaises ? Elle ne l’a jamais su. C’est qu’elle a toujours vécu ballottée entre les deux, entre les mortiers de l’un et les francs-tireurs de l’autre, sur le fil du rasoir de ce combat de coqs qui a fini par lui coûter la mobilité de son pied droit. L’académie de danse où elle donnait des cours de ballet était située sur l’une de ces lignes de démarcation qui se baladaient au gré des guerres, divisant la ville selon les lubies du moment. Deux de ses élèves étaient mortes sur le coup, sous ses yeux, dans leurs petits tutus blancs, l’image la suit jusqu’à ce jour. Depuis, elle n’a plus pu aligner deux pas.

Grace Kelly, Margaret Thatcher

Pendant longtemps, par politesse, elle disait « katter kheir allah, merci mon Dieu, ce n’est qu’un pied », et que de toute manière, elle n’avait plus « ni l’âge ni le cœur à danser ». Et puis un jour de janvier 2016, les deux mains qui lui ont coûté le pied droit se serrent à Meerab, s’entrelacent pour couper quelque chose qui ressemble à un gâteau de mariage. Comme si de rien n’était. Devant son téléviseur, elle avait regardé son pied électrisé de douleur, la pilule bleue sans laquelle elle serait paralysée, elle avait pensé aux deux petites dans leurs tutus blancs, et elle avait fondu en larmes : « C’est à cause de vous que je n’ai plus jamais dansé. » Pourtant, en dépit de son pas boiteux, même à 80 ans, même attifée dans « des vieilleries qui n’ont pas de valeur », tout le quartier continue de se retourner à son passage. C’est peut-être cette manière de jeter une petite laine sur les épaules, peut-être ce minuscule chiffon de lin, imbibé d’eau de Cologne puis glissé sous la manche, peut-être ce gardénia piqué sur le col, peut-être ce petit sac en cuir mou tenu sur le bras comme le font les femmes chez Pasolini, peut-être cette coiffure bombée qui évoque les grands soirs des temps de l’innocence... C’est une dégaine impossible à décrire parce qu’elle n’existe que chez ces femmes libanaises, aussi modestes soient-elles, mais dont la dignité et la coquetterie se reflètent partout sur leur corps et leur visage, comme une lumière imperceptible.

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D’ailleurs, dès qu’elle pousse la porte grinçante du boucher en face de chez elle, il dit « nawwarit », et la lumière fut. À l’instant de quitter l’échoppe, elle a déjà moins mal au pied droit. Ensuite, quand elle passe chez l’épicier du coin, il donne l’impression de l’attendre depuis la vieille. Il lui fait goûter à son café dont les brumes couleur terre enveloppent l’épicerie, et il lui promet « la plus belle botte de persil pour la plus belle femme du coin », « le meilleur quartier de pastèque pour la meilleure danseuse du pays ». Chez le coiffeur qui s’occupe d’entretenir son « bombé », le boy qui se charge du shampoing a appris à l’appeler la Grace Kelly beyrouthine, notre Margaret Thatcher nationale. Et en fin de journée, exténuée, lorsqu’elle arrive au seuil de la pharmacie pour la piqûre hebdomadaire, la pharmacienne accourt pour l’aider à monter les marches.

Pirouettes

Elle prend de ses nouvelles, demande de celles de la famille, s’assure si elle mange bien, qu’elle n’oublie pas la pilule bleue du matin, et lui promet qu’elle est là, à n’importe quelle heure, en cas de besoin. « Mais je ne m’inquiète pas pour toi, smallah, on dirait que tu as encore vingt ans ma Georgette ! » Quand elle rentre chez elle, le pied un peu enflé, alourdie par les emplettes de la journée que le jeune employé de la pharmacie l’aura aidée à faire monter, Georgette remercie une à une les figurines posées sur sa table de nuit. Et tout d’un coup, comme ça, elle joue le morceau Pirouettes du Lac des Cygnes dans son vieux mange-disque. Une note, une deuxième, le pied droit tremble un peu, avec un peu d’effort, il se pose devant l’autre, ses yeux se plissent, son corps tourne lentement. Georgette retrouve le sourire et le rythme de ses pas. « À Beyrouth, même le pauvre a l’impression d’être roi. Ce n’est pas l’argent, mais on se sent tellement aimé », m’a-t-elle dit un jour. Cette réflexion qui, à l’époque, m’avait semblé touchante sans plus m’a ensuite révélé le trésor qui continuait de faire avancer ce pays qui ne marche pas : son capital humain. C’est peut-être idiot, mais c’est cette intimité qui se crée au détour d’une conversation, entre deux trottoirs, deux balcons, deux inconnus qui ont l’impression de se connaître depuis une éternité, au seuil d’une boutique, dans ces quartiers qui sont encore des villages, qui nous fait encore tenir.

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C’est le visage d’un boucher qui trouve encore la force de sourire, alors que son cœur se crève parce que ses clients n’osent même plus lui demander le prix de la viande. Ce sont les mots attendrissants d’un boy chez le coiffeur, ce boy à l’avenir atomisé, mais qui continue de faire croire à ses clientes qu’elles sont toutes des Grace Kelly nationales. C’est l’attention d’un épicier qui, malgré les pénuries incessantes et ce loyer qu’il ne peut plus payer, se débrouille pour avoir « la meilleure tranche de pastèque pour la meilleure des danseuses ». Ce sont les mains d’une pharmacienne qui promet à sa cliente que, pénurie ou pas, elle aura toujours sa pilule bleue le matin et sa piqûre les lundis. Aussi fragiles et ténus, ces fils invisibles sont ce qui tient le pays de bout en bout. C’est ce qui fait que Georgette continue de danser. Et que sans le comprendre, en se détestant pour ça peut-être, ce pays, on continue de l’aimer.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Elle a le pas ralenti. Quand elle marche, son pied droit traîne un peu avec l’impression qu’il s’électrise, puis lâche soudainement. Sans la pilule bleue du matin, sans l’injection que lui fait la pharmacienne du coin tous les lundis, elle ne peut pas marcher du tout. Un éclat d’obus reçu dans la cheville, pendant la « guerre d’élimination » de 1989. En provenance...

commentaires (2)

Superbe l Article de Gilles khoury.com d hab.

Me Myriam JABRE 3769

23 h 47, le 24 mai 2021

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Commentaires (2)

  • Superbe l Article de Gilles khoury.com d hab.

    Me Myriam JABRE 3769

    23 h 47, le 24 mai 2021

  • MEME A LA COURS DES MIRACLES DES MISERABLES CHAQUE GUEUX SE PRENAIT POUR ROI.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 15, le 24 mai 2021

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