« Sahar Farès, secouriste, héroïne et martyre, devait se marier le 6 juin (demain). Vous l’avez privée de sa robe blanche et m’avez laissé la conduire à l’autel dans un cercueil blanc. Criminels ! Vous avez volé même les rêves de jeunes dans la fleur de l’âge ! » Devant le port de Beyrouth, face au site qui porte encore les stigmates de cette journée terrifiante du 4 août 2020, cette phrase est imprimée en grand sur la gigantesque affiche sur laquelle Gilbert Karaan, fiancé de l’infirmière de 27 ans tuée dans la double explosion, alors qu’elle essayait avec ses camarades d’éteindre l’incendie du funeste hangar n° 12, a fait imprimer leur photo de couple.
À défaut de mariage, c’est un récital de chants religieux que Gilbert organise ce soir en l’église de l’Icône miraculeuse à Achrafieh. « Tous les proches et amis qui devaient partager notre joie seront présents à l’événement », confie à L’Orient-Le jour ce militaire de 31 ans. Une fois le concert terminé, il compte distribuer du chocolat aux convives et lâcher des colombes. « C’est Sahar qui avait proposé pour notre mariage l’envol de colombes, symbole d’amour et de paix », ajoute-t-il, la gorge nouée.
Le couple s’aimait depuis sept ans et avait prévu de se marier en mai 2020, trois mois avant le drame. Le Liban était plongé dans une crise économique sans nom, assortie de l’épidémie de coronavirus. Sahar n’en avait cure. Elle avait hâte de commencer une nouvelle vie avec Gilbert. Lui préférait attendre. La date du mariage a finalement été reportée. « L’appartement que nous avions acheté à Zouk Mosbeh (Kesrouan) n’étant pas encore habitable à cause de travaux, Sahar a tenté de me convaincre de séjourner provisoirement chez mes parents. J’ai préféré remettre le mariage à l’année en cours », regrette-t-il. La robe de la mariée était pourtant prête. La voix brisée, Gilbert trébuche sur ses mots : « Je m’en veux tellement de ne pas lui avoir permis de réaliser son rêve de s’habiller en blanc, de vivre ce jour J qu’elle attendait tant. » « Je devais la conduire à l’autel en robe blanche et non dans un cercueil blanc », lâche-t-il.
A-t-elle souffert ?
Il revient aux derniers instants qui l’ont séparé à jamais de celle aux côtés de qui il voulait passer le reste de sa vie. « Le 4 août à 17h50, Sahar m’a joint en appel vidéo, alors qu’elle se trouvait à bord de l’ambulance qui allait l’emmener dans l’enceinte portuaire, suite à l’alerte à l’incendie que la brigade des pompiers venait de recevoir. D’un signe de la main, elle m’a dit au revoir, avant de raccrocher », se souvient-il. Une fois au port, la jeune infirmière lui envoie le film de l’incendie qu’elle venait de prendre sur place. « Il s’agit de la vidéo montrant le hangar numéro 12 en flammes », raconte-t-il. Gilbert n’aime pas ce qu’il voit. La peur au ventre, il rappelle Sahar en vidéo : « Apeurée, elle avait le dos tourné au hangar, et regardait vers le ciel, comme si quelque chose venait dans sa direction. Je lui ai demandé de courir et c’est ce qu’elle a fait tout en restant connectée. » Subitement, la ligne se coupe. « Je suis tombé du sofa sur lequel j’étais étendu dans l’appartement familial à Antélias. Il était 18h07. »
Dix mois après la double explosion, des proches des victimes réclament toujours justice. pic.twitter.com/vlrX8UPYUF
— Mohammed Yassin (@Moe_Yassn) June 4, 2021
Depuis ce jour maudit, il revoit souvent sa fiancée en train de courir, et n’en dort pas. Gilbert ne cesse de s’interroger si Sahar a souffert avant de mourir.
Avec du recul, il évoque plusieurs « signes annonciateurs », selon lui, d’une « mort proche ». « Moins de deux heures avant la tragédie, elle a demandé à son supérieur hiérarchique, qui s’apprêtait à partir et qui lui avait à son tour proposé de ne pas attendre la fin de sa permanence pour rentrer chez elle, de l’enlacer, en lui disant qu’il ne la reverra peut-être plus. Effondré, le jeune homme raconte aussi que peu de temps avant la tragédie, sa fiancée lui avait prédit qu’il devra lui faire bientôt un salut militaire. » Ce qu’il avait fait, le jour des funérailles de Sahar…
Première soldate martyre
Gilbert ne rate pas une occasion pour rendre hommage à son âme sœur. En janvier dernier, il a tenu à célébrer son anniversaire. Il a érigé un mémorial en son nom devant le siège de la Brigade des pompiers de Beyrouth lors de la Journée internationale de la femme, le 8 mars. « Sahar est la première et seule soldate martyr au Liban », fait-il remarquer.
« Dimanche, je fleurirai sa tombe dans son village natal de Qaa (Békaa) comme si c’était pour notre mariage », promet-t-il. Au lieu du cocktail d’usage, il compte distribuer des colis alimentaires aux plus démunis de la localité.« Elle serait heureuse de ma démarche, d’autant que j’ai appris après sa mort qu’elle subvenait aux besoins de deux personnes âgées et très pauvres. »
Tout ce que Gilbert fait en souvenir de sa fiancée, il l’entreprend avec enthousiasme. Et pourtant, il a perdu le goût de vivre après sa disparition tragique. « J’ai eu des idées de suicide puis j’ai sollicité l’aide d’un psychologue », murmure-t-il, la gorge nouée par l’émotion. Il se rend souvent chez la famille de Sahar, qui était l’aînée de trois filles, avec qui il parle d’elle. « Nous essayons de nous consoler mutuellement, mais ce n’est pas facile », reconnaît-il. « Mon héroïne est la mariée du ciel. C’est elle qui m’apprend à mieux prier », dit-il, éclatant en sanglots après s’être retenu avec peine tout au long de l’entretien.
commentaires (5)
De tout coeur avec Sahar, Gilbert, et leurs Familles et Amis. Des personnes magnifiques qui seront réunies ... Résurrection.
Marie-Anne Toulouse-noujaim 2531
22 h 52, le 08 juin 2021