Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Les odeurs de Beyrouth

Les odeurs dans lesquelles j’avais baigné pendant mon enfance n’étaient pas celles de Beyrouth. Les siennes je ne les ai découvertes qu’un peu plus tard, par surprise et à mon insu, quand je m’étais rendu pour la première fois à pied avec mon frère aîné à la Forêt des Pins, « Horch al-Snawbar ». C’était une aire de jeux pour les enfants pendant les grandes fêtes : la Forêt des Pins fut nommée alors le bois de la fête « Horch el-Eid ».

Le quartier dans lequel je vivais en famille sentait la misère. La pluie réveillait l’odeur de moisi des murs nus et vétustes de maisons délabrées. Dans la montée du vieil escalier, sombre et en pierre, on y respirait l’air humide qui sentait l’odeur de poussière et de renfermé. La chambre unique dans laquelle on vivait sentait la farine et les épices ; le vieux brûleur, en laiton rouillé, répugnait en exhalant des odeurs fortes de kérosène. Il y avait aussi l’odeur de repassage, de la fumée s’échappant du fer à repasser en fonte à réserve de braise et l’odeur désagréable de suie froide qui envahissait la cour. Mais Beyrouth sentait différemment, avait ses propres odeurs.

Mon frère aîné voulait me faire découvrir le premier cinéma ambulant : la « boîte à merveilles » (Sunduq el-Aja’ib ou Sunduq el-Ferjeh). Ce jour-là, nos cheveux lissés avec de la salive, nous étions en habits de fête, habillés à l’identique, en short rouge trop long avec bouton en métal qui serrait fort nos nombrils. Les shorts sentaient toujours du neuf, car onne les portait que deux fois par an : le jour de la fête et celui du départ au village pour les grandes vacances. Nos chemises blanches à manches courtes sentaient l’odeur des morceaux de bois du caroubier dans les armoires pour parfumer les linges et chasser les mites. Nous portions des sandales en plastique avec des chaussettes longues qui allaient jusqu’en dessous du genou. Mon frère aîné gardait au fond de sa poche les pièces de monnaie, et moi les mouchoirs en tissu récupérés et confectionnés par ma mère d’un vieux drap usé qui avait servi. Il marchait lentement devant moi, je le suivais avec mes pas et mon regard.

Je me souviens encore du chemin parcouru et de toutes les odeurs errantes de Beyrouth, exquises et balsamiques, émanant des arbres à feuillage parfumé pour atteindre « Horch el-Eid », borné par la mer et les hautes montagnes. À l’arrivée, dès qu’on avait franchi sa grande porte d’entrée, Beyrouth paraissait dans toute sa beauté, prenait son odeur de pinède. On respirait plutôt avec son poumon son air frais plein d’arômes agréables de pins odorants.

En arrivant, le propriétaire narrateur de la « boîte à merveilles », pour signaler sa présence, jouait le tambourin à la sonorité aiguë et claquante, à deux mains derrière sa « boîte », en chantant des extraits des histoires qui se cachaient dans « Sunduq el-Ferjeh », nous invitant à pénétrer dans un univers inspiré de contes de Abu Layla al-Muhalhel, les aventures de Jeha, Antar, le guerrier poète, et sa bien-aimée Abla, Abu Zayd al-Hilali… J’étais captivé par cette « boîte à merveilles », rectangulaire, en bois, sur pieds, avec sa face décorée, avec des dessins gravés et colorés avec toutes les couleurs vives du spectre, percée de petites ouvertures rondes recouvertes chacune d’une lentille en verre pour regarder le spectacle à l’intérieur de la boîte. Pour moi, c’était une boîte mystérieuse qui suscitait en particulier ma curiosité pour voir ce qu’il y avait dedans, ce qu’était l’énigme. Mes pas faisaient la course avec mon imaginaire pour avoir une place sur un banc en bois, sans dossier, en se bousculant avec d’autres enfants.

Nous nous asseyions, moi et mon frère, l’œil posé sur la loupe, un tissu noir couvrait toutes nos têtes, nos cous et le haut de nos dos pour avoir une ambiance intime. On voyait des images dessinées à la main, enroulées sur des bobines en plastique, éclairées par une petite bougie que le narrateur faisait dérouler manuellement avec une manivelle en commentant chaque photo et en énumérant ses détails dans le cadre général du conte. C’était notre première séance de cinéma. Comme l’argent nous a fait défaut, mon frère aîné m’a promis d’y retourner dès le lendemain pour prendre une photo souvenir.

Ce soir-là, je m’étais endormi avec mes habits de fête avec cette bonne odeur chaude de pinède, de sève et de résine imprégnée sur mes vêtements. La senteur de Beyrouth m’enveloppait, tant de suavité préparant un sommeil serein. Ces odeurs sont restées dans ma mémoire comme un concentré d’histoire intime qui résiste à l’oubli.

Alain DIAB

Auteur

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Les odeurs dans lesquelles j’avais baigné pendant mon enfance n’étaient pas celles de Beyrouth. Les siennes je ne les ai découvertes qu’un peu plus tard, par surprise et à mon insu, quand je m’étais rendu pour la première fois à pied avec mon frère aîné à la Forêt des Pins, « Horch al-Snawbar ». C’était une aire de jeux pour les enfants pendant les grandes...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut