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Nos Lecteurs ont la Parole

Le Liban-message : cinq conditions pour demain

« Le Liban perd sa raison d’être s’il ne devenait l’apôtre de son propre message. »

Ghassan Tuéni

Ce que vivent les Libanais, surtout depuis 2016, c’est l’agonie du Liban-message, et non une crise qui ébranle des fondements de la nation.

Le Liban-message est agressé non seulement par des criminels, politicards et délinquants politiques, mais aussi parce que le vivre-ensemble est en rupture avec les mutations actuelles dans le monde : individualisme forcené, émergence d’identités meurtrières, fanatisme de religions idéologisées, populisme aux dépens de la citoyenneté vigilante et de la chose publique transcommunautaire, extension de guerres par procuration dans des États fragiles ou fragilisés, régression de l’autorité de l’État, terrorisme d’organisations transétatiques soutenues et alimentées par des États voyous qui pratiquent la diplomatie du chantage…

Les menaces internes et externes et dans l’environnement régional et international rendent cependant le Liban-message encore plus nécessaire, un besoin pour le monde d’aujourd’hui et pour la « fraternité et la paix mondiale », suivant la déclaration du pape François et du cheikh d’al-Azhar (4/2/2019), et l’encyclique du pape « La fraternité humaine » (3/10/2020) ! Ce que Mohammad Sammak a écrit, « Le Liban-message et l’apôtre », est une description de la réalité et l’imploration d’un « miracle » qui changerait les comportements de Libanais (an-Nahar, 2/3/2021).

Le Liban-message exige pour demain dans le domaine des sciences, des lettres, des arts, de la politique… des hommes et des femmes de la trempe de Gebran Khalil Gebran, des fondateurs de l’État du Grand Liban et de l’indépendance : Kazem Solh, Béchara el-Khoury, Riad Solh, Charles Malek, Fouad Chéhab, Ghassan Tuéni, Laure Moghaizel… La liste exige plusieurs encyclopédies. Or le Liban-message est menacé aujourd’hui par des marchands du Temple, des imposteurs, des délinquants en politique et des intellectuels sans expérience qui brodent sur des opinions en vogue sur le marché.

Les plus exaltants principes et déclarations référentielles au Liban et dans le monde arabe en général deviennent des slogans ! Ce qui est arrivé à propos de l’exhortation apostolique du pape Jean-Paul II (1997). Avons-nous été exhortés par l’exhortation ? C’est ce qui arriverait avec la Déclaration d’al-Azhar et du Comité musulman des sages à propos de la Déclaration : « Citoyenneté et vivre-ensemble » (1/3/2017), et la déclaration du pape François et de l’imam d’al-Azhar : « La fraternité humaine en vue de la paix mondiale et le vivre-ensemble » (4/2/2019). À la suite de ces documents de référence et à l’occasion du 40e anniversaire de la création de l’institut d’études islamo-chrétiennes à l’USJ, un programme d’action en 20 volets, le 10/11/2017, a été établi en vue de la concrétisation de ces principes dans la vie publique.

Quelles sont les conditions opérationnelles du Liban-message, violenté par des imposteurs, sociopathes, délinquants, scribes et munâfiqûn (hypocrites), suivant l’expression du Coran ? Nous relevons cinq conditions qui exigent un programme national pour les nouvelles générations par le canal des divers moyens de socialisation.

1. Les engagements nationaux : les guerres multinationales au Liban en 1975-1990 et l’expérience libanaise endogène depuis le XVIIIe siècle au moins suffisent pour l’édification d’une mémoire collective et partagée à propos des constantes libanaise. Face aux démarcations, barricades, idéologies du « pluralisme de civilisation » et de l’insihâr (intégration par le fer et le sang) et la dénonciation du pacte national « mort et enterré… » le président Rachid Karamé déclarait à propos du pacte de 1943 : « Œuvrons à l’enrichir et non à l’annuler » (Limâ yughnîhî wala yulghîhî) !

Le pacte, mîthâq en langue arabe, signifie ce qui lie et engage (yarbit wa yuwathiq), selon une étude de Sami Makarem, ce qui signifie qu’il s’agit de bien plus qu’un contrat. Edmond Rabbath qualifie les pactes d’« engagements nationaux » (ta’ahudât wataniyya). Allons-nous nous conformer au principe romain de respect des pactes : Pacta sunt servanda ?

Des palabres libanais à propos de la Constitution deviennent un sport intellectuel saisonnier par des légalistes et des intellectuels sans expérience. Ils ruminent des opinions à l’encontre de constantes constitutionnelles. On dirait qu’il n’y a pas d’autres problèmes essentiels dans notre vie économique, sociale, citoyenne, culturelle… Toute la Constitution libanaise est suspendue, non appliquée, violée ! Si la déchéance n’était due qu’à des lacunes (sagharât), nous serions dans le meilleur des mondes ! Le problème est moral. Les Arabes ont aidé à Taëf pour la conclusion de l’accord d’entente nationale de 1989, puis à Doha pour l’accord de Doha en 2008… Des Arabes et le monde considèrent aujourd’hui le Liban comme « fatigant » ! Que respectons-nous au Liban ?

Des coupables de la déchéance sont des intellectuels sans expérience, des jacobins et idéologues qui s’acharnent avec ironie sur la « formule » (singulière) ! Ils n’ont rien lu depuis les années 1970 sur des expériences comparées de gestion du pluralisme religieux et culturel.

2. Le « président de la République (res publica) est le chef de l’État » : une nation de 18 communautés, malgré le plus haut niveau d’intégration et de solidarité, ne peut être gouvernable à défaut d’un président de la République en parfaite conformité avec l’article 49 de la Constitution : « Le président de la République est le chef de l’État. » Il est le chef d’orchestre, régulateur de l’intérêt général au sens original de République, res publica, par essence transcommunautaire. Pas d’avenir pour le Liban-message sans chef d’État qui exhibe en permanence et détermination al-kitâb (la Constitution), d’après la litanie du président Fouad Chéhab, et certains autres présidents à des niveaux variables suivant les situations d’occupation du Liban.

Une mentalité maronite figée dans un enclos du Mont-Liban, et nous ne disons pas les maronites ou l’Église maronite, et surtout pas le patriarcat, constituent un obstacle majeur en vue d’une présidence de la République, res publica, maronite libanaise ! Les sources de cette pathologie politique résident dans la psychologie historique : il en est qui vivent dans leur psyché le petit Liban révolu ! On exploite cette psyché pour la manipulation sectaire, démagogique et conflictuelle, à la recherche de salâhiyyât (attributions), de droits (huqûq) et de taille (ahjâm)…

3. Étatiser la culture politique : l’État au Liban est totalement gommé dans l’historiographie du Liban et des Libanais, même chez les plus grands spécialistes ! Or toute histoire nationale est par essence une dialectique entre société et autorité. L’État est la résultante du processus anthropologique du rapport entre centre et périphéries en opposition à des forces centrifuges. On consultera les travaux de Norbert Elias (La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1977, 320 p.).

Il ne s’agit nullement d’opérer une historiographie cosmétique du Liban et des Libanais, mais de ne pas occulter les occupations dans toute l’histoire avant 1943, après et durant les guerres multinationales en 1975 et ultérieurement. Par quels cheminements des émirats, féodalités et zaâmât… se sont ralliés à la centralité de l’État garant des particularismes et des droits de tous ? La proclamation de 1920 est celle de l’« État du Grand Liban ». Nous oublions État et nous ne parlons que de la géographie du Grand Liban, alors qu’au deuxième jour une série d’arrêtés sont entérinés pour l’organisation de l’État. Que signifie État ? Quels sont les fondements dits régaliens (rex, regis, roi) de l’État ? Le brouillard est total dans la psyché collective, même chez des spécialistes ! Le Libanais perçoit l’État en tant qu’organe extérieur parce que dans sa mémoire, il s’agit de l’État occupant ou mandataire. L’historiographie n’a pas remédié à cette pathologie après l’indépendance de 1943.

4. La neutralité du Liban : elle est au cœur du pacte de 1943, du pacte de la Ligue arabe, de la politique étrangère officielle du Liban depuis 1943, des déclarations ministérielles depuis 1943, des résolutions internationales relatives au Liban... La neutralité a été violée avec l’accord du Caire en 1969 avec la résistance armée palestinienne, puis avec l’accord du Caire revisité, le 6/2/2006, entre une formation politique et une armée-parti subordonnée par son armement et sa diplomatie à la République islamique d’Iran.

5. Une autre méthode pour l’étude des communautés : ce qu’on dit et écrit, dans des palabres de salon et des débats télévisés, à propos du « confessionnalisme » exige une révision scientifique radicale sur la base de repères et normes constitutionnels comparés relatifs à la règle de discrimination positive et l’autonomie personnelle en matière de statut personnel et d’enseignement. Ces aménagements, appliqués avec des variantes et des processus évolutifs dans plus de quarante pays aujourd’hui, ne sont pas hors la loi, mais régis par des normes.

Des intellectuels confondent entre plusieurs dimensions du phénomène communautaire. Les Libanais, au niveau anthropologique et au quotidien, ont atteint un niveau d’intégration sans équivalent dans le monde. Ils sont cependant clientélisés et aisément mobilisables par des politicards pour des raisons qui relèvent de la psychologie historique. Des intellectuels ruminent des généralités en vogue sur les attitudes des « chrétiens » et des « musulmans », alors qu’il faut disséquer le problème et distinguer entre :

a. L’attitude des instances religieuses, y compris la gestion du statut personnel et des institutions éducatives.

b. L’attitude des partis politiques qui groupent en majorité des membres d’une même communauté.

c. L’attitude de la société où les appartenances sont croisées (overlapping memberships) avec des alliances politiques et sociales régies par des intérêts communs, partagés, transcommunautaires. Il y a au Liban aujourd’hui en politique des maronites-chiites et des sunnites plus maronites en politique que des maronites chevronnés…

La règle de discrimination positive et l’autonomie personnelle (art. 9, 10, 95 de la Constitution) évoluent suivant des normes endogènes et en conformité avec des expériences comparatives, et non par des greffes incompatibles avec leur nature. La règle de discrimination positive devient à la fois plus ouverte et limitativement pour une double finalité : la sécurisation psychologique à l’encontre de tentatives d’exclusion permanente, et la dissuasion à l’encontre de l’exploitation des clivages communautaires dans la mobilisation politique.

Pas d’avenir pour le Liban-message à défaut d’une étatisation de la culture politique libanaise et sans aliénation. Le plan de rénovation pédagogique, prévu dans l’accord de Taëf et entrepris dans les années 1996-2002 sous la direction du Pr Mounir Abou Asly, puis bureaucratisé ou saboté, doit être réhabilité.

L’histoire du Liban et des Libanais est aussi riche que celle de la Suisse. Cependant, la psyché du Libanais moyen est en rupture avec le vécu anthropologique au quotidien. Il n‎’y a pas de pays au monde où les particularismes soient aussi divers qu’en Suisse ! En Suisse, une action culturelle et éducative, surtout en ce qui concerne la psychologie historique, a été entreprise en vue d’étatiser la culture politique. L’État est le garant des droits, de la sécurité et de la souveraineté.

Chaire Unesco-USJ

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

« Le Liban perd sa raison d’être s’il ne devenait l’apôtre de son propre message. »Ghassan TuéniCe que vivent les Libanais, surtout depuis 2016, c’est l’agonie du Liban-message, et non une crise qui ébranle des fondements de la nation.
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