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Lifestyle - La carte du tendre

Une téta derrière la barricade de la rue Monnot

Une téta derrière la barricade de la rue Monnot

Distribution de gâteaux sur la ligne verte, le 22 août 1989. Photo Georges Boustany

À gauche de la barricade, la désolation. À droite émerge la vie, d’abord en pointillés, puis de plus en plus dense, à mesure que l’on s’éloigne du front. Et juste derrière la barricade, à l’avant-poste face à la mort, une téta s’accroche à sa moitié d’appartement, l’autre partie étant exposée. Elle prend le soleil matinal au balcon du troisième étage, sa canne posée contre elle, et observe l’insolite ballet qui se joue à ses pieds. Sur ce même balcon, elle a placé une autre chaise ; même vide, celle-ci lui permet sans doute de parler à quelqu’un. Ceux qui ont vécu les années de guerre dans ce quartier reconnaîtront ce lieu au premier coup d’œil. Ceux qui ont fait la fête jusqu’à pas d’heure dans ce même quartier après-guerre également : voici le futur parking de la rue Monnot, à l’intersection avec la rue de l’Université Saint-Joseph.

Le ciel blanc est trompeur : nous sommes en plein été, le 22 août 1989 au matin. C’est l’année des grandes illusions. Cinq mois auparavant, un général a annoncé, de Baabda, le démarrage de la guerre de libération, et l’occupant a répondu à sa manière, en établissant un blocus des régions rétives à son autorité tout en les écrasant sous les bombes. Cet été-là, jeune étudiant de 21 ans installé à Paris, j’ai choisi de forcer le blocus pour immortaliser quelques épisodes de cette parenthèse surréaliste. L’occasion de côtoyer des célébrités comme Gebran Tuéni, mais aussi des personnages plus discrets et néanmoins tout aussi actifs dans l’assistance à l’effort de libération, tel Émile Nasr, futur fondateur de l’Agenda culturel et grand ami de ma famille.

Ce jour-là, Émile a rassemblé les tantes d’Achrafieh pour fabriquer de petits gâteaux à offrir aux soldats et combattants déployés le long de la ligne de démarcation, en guise de remerciement. La scène de fabrication de ces petits présents, la veille, est touchante, celles de leur distribution sont bouleversantes. Voici ces petites dames avec leurs colliers ras du cou, leurs sacs et pour certaines leurs vêtements noirs – car à partir d’un certain âge, on porte souvent le deuil pour le restant de ses jours – affrontant poussière et gravats de la ligne de démarcation pour offrir des gâteaux à de jeunes hommes et filles, parfois des ados, qui veillent jour et nuit sur le front. Les bénéficiaires en sont très émus, presque incrédules ; personne ne doute de l’utilité de cette démarche ni du bien-fondé de cette énième bataille. Autour du général putativement libérateur, c’est toute une population qui a retrouvé l’énergie de secouer son joug.

Gros plan sur la téta sur son balcon au troisème étage. Photo Georges Boustany

Vivre comme des rats et trouver ça normal

Filmer la ligne verte et en prendre des photos sans contrôle est un privilège rarement accordé en temps de guerre. Mais ce jour-là, les combattants ont baissé la garde et se laissent immortaliser de bon cœur, recevant leurs présents le long de cette ligne de feu où l’on s’entretue depuis quatorze ans. En 2021, si tous ces immeubles sont encore debout, les barricades ne sont plus visibles : ces conteneurs posés les uns sur les autres dans un arrangement édifiant ont disparu depuis la fin de la guerre, en octobre 1990. Leur but n’était pas seulement d’empêcher une hypothétique invasion de l’adversaire : on n’a pas besoin d’un empilement de six conteneurs pour cela. Non, il fallait masquer les rues habitées aux francs-tireurs. Derrière ces barricades, les riverains continuaient à vivre normalement, ou presque. La téta a mis du nylon sur ses fenêtres, parfaitement consciente qu’il ne sert à rien de réparer les vitres encore une fois. Probablement née avant la Première Guerre mondiale, elle a connu la gloire du Liban avant d’assister à son interminable déchéance. À l’hiver de sa vie, elle a choisi de rester chez elle, quitte à subir seule les bombardements et la traque des snipers. On se demande comment elle se procure à manger ou même à boire, durant cet été où tout manque et nombreux sont ceux qui doivent transporter de l’eau dans des bidons, jusqu’à en attraper des hernies.

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Une histoire écrite par des anonymes

Au bout de quatorze ans de guerre, on avait fini par s’habituer à vivre comme des rats et à trouver ça normal. Ce n’est qu’en revoyant cette photo, trois décennies plus tard, qu’on est frappé par l’incongruité de la scène : quand la plupart des habitants ont déserté leurs appartements détruits, cette téta ressemble à ces plantes sauvages qui colonisent la barricade ; ce sont les mêmes qui ont donné son nom à la ligne verte : le long de la rue de Damas qui sépare les belligérants, elles forment une coulée qui s’apparente plus à une jungle qu’à un no man’s land. Dans le parking, on aperçoit un caméraman, un preneur de son et un petit groupe de bénévoles dont fait partie la dame au premier plan qui s’avance comme dans son salon, sourire aux lèvres. L’ambiance est bon enfant et, curieusement, personne ne craint de projectile-surprise. Le contexte est pourtant critique : une semaine auparavant, une tentative de percée adverse s’est soldée par un échec à Souk el-Gharb et les protagonistes sont sur les dents. Et cette nuit, comme toutes les nuits, les artilleurs arroseront tous ces quartiers de bombes à partir de deux heures du matin.

Telles furent les barricades, tels furent les espoirs de les renverser, telle fut cette bataille sans issue qui fit tant de victimes avant une ultime guerre l’année suivante, dont l’absurdité déboucha sur la défaite définitive. Aujourd’hui, si ces barricades ont disparu, elles sont toujours bien présentes dans les cœurs. Quinze ans de combats et trente de difficultés économiques suivies d’un effondrement général n’ont rien résolu, et la fine couche de peinture appliquée pour masquer les failles commence à s’écailler, au grand désespoir de ceux qui ont vécu l’indicible.

*La vidéo de cet événement est disponible sur http://youtube.com/georgesboustany

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les Éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

À gauche de la barricade, la désolation. À droite émerge la vie, d’abord en pointillés, puis de plus en plus dense, à mesure que l’on s’éloigne du front. Et juste derrière la barricade, à l’avant-poste face à la mort, une téta s’accroche à sa moitié d’appartement, l’autre partie étant exposée. Elle prend le soleil matinal au balcon du troisième étage, sa canne...

commentaires (4)

Je suis venue en 1991 c'était terrible mais ce qui m'a frappé c'était de voir l'armée syrienne dans la rue qui faisait des contrôles ??

Eleni Caridopoulou

18 h 30, le 03 mars 2021

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Commentaires (4)

  • Je suis venue en 1991 c'était terrible mais ce qui m'a frappé c'était de voir l'armée syrienne dans la rue qui faisait des contrôles ??

    Eleni Caridopoulou

    18 h 30, le 03 mars 2021

  • Pendant les quelques promenades que j'ai pu faire a Beyrouth, l'ennemi principale de la ville me semblait la voiture: il y en a bcp trop. Ici aussi on parle de "voici le futur parking de la rue Monnot" mais il faudrait avoir un peu moins de voitures et moins de parking.

    Stes David

    22 h 10, le 02 mars 2021

  • Après 15 ans de guerre, la défaite. Par la suite, 15 ans d'occupation syrienne se terminant par l'assassinat de Hariri. Puis 15 ans de tutelle iranienne. Et après ?

    Esber

    15 h 43, le 02 mars 2021

  • un général a annoncé, de Baabda, le démarrage de la guerre de libération" " LA 1 ere PLUS GRANCE ARNAQUE DU 20 e SIECLE TELLE QUE VECUE PAR LES LIBANAIS, SUIVIE PAR LA 2e, LA GUERRE D'ANNIHILATION DES FL, SEULS VRAIS LIBERATEURS DE NOTRE PAUVRE PAYS.

    Gaby SIOUFI

    14 h 31, le 02 mars 2021

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