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Lifestyle - Photo-roman

« Nous sommes otages, mais otages du plus beau des pays »

S’arrêter sur une route de montagne, regarder autour et se rendre compte d’un de nos derniers et « involables » trésors : nos hivers libanais.

« Nous sommes otages, mais otages du plus beau des pays »

Un troupeau de brebis à Ghiné. Photo Nady Sokhn

Dans ma bataille hebdomadaire qui consiste à aller chercher les mots pour nous dire, cette semaine j’ai réussi à en décrocher un. Otages. Je l’ai vu par hasard une première fois en lettres majuscules sur une banderole arborée par un groupe d’adolescents au cours de la manifestation du 8 août 2020, quelques jours après la double explosion au port. « SOS. Nous sommes otages d’une milice et d’une mafia politique corrompue. » Tout le monde autour de moi, moi inclus, avait fait une photo. L’image s’était répandue sur les réseaux sociaux jusqu’à attirer l’attention des médias internationaux ; elle avait même fait l’objet de multiples pétitions et de hashtags, puis on l’avait oubliée parce que c’est toujours comme ça. Après, je l’ai vue revenir, de plus en plus souvent, prononcée avec plus ou moins de sérieux, Otages, sur les groupes WhatsApp, Otages, dans des tweets et des articles sociaux ou politiques, Otages, au cœur des poulaillers en pagaille que sont nos talk-shows télévisés. Ce mot m’a d’autant plus frappé que c’est le seul que M. ait prononcé lorsque je l’ai croisée dans la rue, quelques heures à peine après l’annonce que Fadi Sawan, le juge d’instruction près la Cour de justice, a été dessaisi de l’enquête sur les explosions au port de Beyrouth. Je m’attendais à entendre : « Retour à la case départ », « On va se battre jusqu’au bout », « On n’est pas à une injustice près, on va les dégager »... Mais M., qui a pourtant le verbe facile et l’optimisme en toutes circonstances, s’est contentée de me dire : « Otages. Nous sommes otages » et avait mimé de la main une corde qui l’étrangle.

L’épicière de montagne

Il faut avoir vécu cette dernière année au Liban pour savoir à quelle vitesse la corde que M. m’a mimée s’est resserrée autour de nos cous. Et d’ailleurs, quasiment tous les Libanais à qui l’on demande aujourd’hui comment ils se portent se retrouveront forcément autour des termes : étouffement, oppression, bourreaux, injustice, fatalité, mensonges, manipulation et besoin de fuite. Quand ils ne se confient pas carrément aux mains de Dieu, ils sont désormais tous lucides du fait que « ce n’est plus de notre ressort », qu’« à moins d’une intervention divine, on ne s’en sortira pas », que « seule une force étrangère nous sauvera ou en tout cas décidera de notre sort ».

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On a tous l’impression d’avancer entre les mines, mais vers où ? Toutes les issues sont piégées. Au fond, on décrit collectivement, en l’ignorant sans doute, quelque chose qui ressemble à des conditions carcérales. C’est ce que m’a détaillé la propriétaire d’une épicerie du Haut-Metn où je me suis arrêté en chemin. Tandis que le vent dehors n’en finissait pas de mettre son potager en désordre, elle rayait méthodiquement une grille de mots fléchés et ajustait par moment le vieux radiateur posé à ses pieds. Son calme m’avait sidéré. Une fois en face d’elle à la caisse, je lui avais demandé : « Qu’est-ce qui vous prend d’ouvrir en pleine tempête ? » « En cinquante ans de carrière, je n’ai jamais fermé boutique. Ce n’est pas une petite tempête qui va me faire peur. » Dans le fond, le téléviseur diffusait quelques images froissées des mauvaises nouvelles du journal de 20h.

Un sourire

L’épicière s’était levée, elle avait coupé le son et, dans un long soupir, elle m’avait dit : « Par contre, ça, tout ce qui se passe, ça me donne envie de fermer, fermer pour de bon et partir. Mais même partir est impossible. Nous sommes otages, que veux-tu. Otages, mais otages du plus beau des pays. Regarde, regarde à travers la fenêtre et dis-moi le contraire. Je te défie. » Muet, j’avais quitté la petite épicerie et j’avais traversé la rue. Je m’étais arrêté là, devant la vallée où seul le lampion d’une maison diffusait un signe de vie. Pourtant vraiment pas dans un état d’esprit joyeux, quelque chose m’avait décroché un sourire. Un vrai. C’est peut-être bête, mais pour la première fois depuis des mois, j’avais eu le sentiment de mieux respirer. La source de mon sourire, aussi éphémère était-il, venait d’un détail. Elle venait d’une maison oubliée dans la vallée et qui racontait à elle seule un de nos derniers et involables trésors : nos hivers. Cette maison, je connaissais son odeur par cœur : terreuse, de bois mouillé, mêlée aux effluves de lait caillé et de pain grillé. Peut-être aussi l’odeur des châtaignes fumées qui brunissent sur une sobia où l’on se brûle le bout des doigts. Cette maison, à l’ombre d’un chêne centenaire, je savais sans le savoir à quoi elle ressemblait, ses voûtes de pierres blondes qui abritaient sans doute une étable, ses sofas à motifs de fleurs perdues, ses tableaux qui racontent un ancêtre ou un Dieu oublié, ses lustres dont l’ombre sur les murs fait peur aux enfants. Elle m’a d’autant plus fait sourire que je croyais qu’elle n’existait plus, cette maison avec sa chaleur et son bonheur.

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Certes, la source de mon sourire venait d’un détail, d’une maison, d’une lumière, du débris d’un autre Liban. Le vrai. Et rien qu’à l’idée qu’il existe encore quelque part, même perdu au fin fond d’une vallée, j’étais libéré de cette corde que M. m’avait mimée.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

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