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Lifestyle - Photo-roman

Dans le taxi de Charbel, un concentré de Beyrouth

De crise en confinement et de confinement en crise, maintenant qu’on voit de moins en moins de taxis dans Beyrouth, on se rend compte d’à quel point ces derniers rares lieux de métissage nous manquent.

Dans le taxi de Charbel, un concentré de Beyrouth

Photos G.K.

J’ai du mal à décrire cette image tant elle me semble appartenir à une ville perdue, à une époque, à un monde, pourtant pas si lointains mais dont on n’a plus les mots. C’est sous ma fenêtre, à l’angle de la rue, précisément en face du « four » du quartier, chaque jour à la même place, qu’il venait invariablement la garer entre cinq et six heures. Son lent ronronnement faisait aussitôt fuir les moineaux agrippés à l’arbre au-dessus, et fendillait ainsi le silence de Beyrouth encore endormie. C’était une Mercedes W123 modèle 1980, d’un vert bouteille qu’on ne fait plus. « Et un moteur comme on n’en fait plus de nos jours », jurait-il à qui le regardait étrangement quand il la caressait amoureusement avec son plumeau.

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Tous les matins donc, une fois sa 3arouss (jeune mariée) – c’est ainsi qu’il baptisait sa Benz – méthodiquement astiquée, Charbel remettait le moteur en marche pour l’échauffer et traversait la rue vers la boulangerie d’où commençaient à émerger les mana’iche, alignées en file sur leurs pelles en bois, et les cafés turcs brûlants et boueux dans ce genre de petits gobelets en plastique marron qu’on ne retrouve plus qu’à Beyrouth. C’est avec la voix de Charbel, cabossée à force de Winston, mêlée aux chants religieux nasillards qui s’échappaient de sa vieille radio, que commençaient mes journées à Beyrouth.

La « halé »

À y repenser, maintenant que tout cela n’est plus, je me rends compte d’à quel point il y avait quelque chose de rassurant dans cette répétition de gestes, dans ce même théâtre de poche qui jouait sa partition sous mes yeux, tous les jours, à la seconde près. Je réalise à quel point ces scènes dérisoires de la vie, ces instants qu’on pensait éternels si bien qu’on ne les regardait même plus nous manquent aujourd’hui. Ils se sont révélés d’autant plus fragiles qu’ils ont disparu sans un bruit. Sans ceux-ci, Beyrouth a perdu son rythme et son souffle. Je revois Charbel retirant de son coffre sa chaise en plastique recollée de tous les côtés, avant qu’un par un les autres chauffeurs de taxi affluent autour de lui et posent leurs chaises autour, les pliables, les en bois ornées d’un coussin, là à l’ombre du ficus tentaculaire. « Sabaho chabeb, quoi de neuf aujourd’hui ? » Je revois leurs 3arous alignées autour, avec leurs moteurs qui ronronnent, les cartons déployés sur le pare-brise quand le soleil se pointe, et les chapelets de patience égrenés entre leurs doigts, les nouvelles qui se chiffonnent dans leurs mains, les paquets de cigarettes qui bombent les poches de leurs chemisiers quadrillés, les miettes de leur man’ouché qu’ils jettent aux chats de passage.

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Dans mes oreilles, leur conversation qui passe de la halé (situation) du pays au temps qu’il fait, et du temps qui fut à la halé. Puis, d’exaspération, chacun qui embarque à bord de sa 3arouss pour entamer sa tournée de la journée. Comme pour tout bon chauffeur de taxi beyrouthin, l’intérieur de la Benz de Charbel est à lui seul une prouesse décorative qui n’a cessé de me fasciner. Impossible d’oublier son tableau de bord estampillé de tous les saints possibles ou inventés, le petit chiot en faux velours qui dandinait de la tête à la moindre secousse, les chapelets suspendus au rétroviseur, son siège rehaussé d’une peau de mouton et cet œil bleu écarquillé pour protéger sa 3arouss du mauvais œil.

« Ya achta »

Feyrouz en fond sonore, bien évidemment, Charbel ramasse l’un après l’autre ces passants devenus passagers de la journée. Aux hommes qui l’accostent, il demande : «  Estéz, sob wein ? » (Monsieur, vers où ?). Quant aux femmes, il leur invente systématiquement des noms de fleur ou de sucrerie. « Ya wardé », « Ya achta », il leur dit parfois, n’en déplaise aux féministes d’aujourd’hui. Entassés sur la banquette arrière, parfois même deux personnes à côté de lui sur le siège passager – « c’est une grande voiture, elle contient, ne vous inquiétez pas » –, c’est à chaque fois cinq ou six morceaux d’histoires, cinq accents, cinq quartiers, cinq Beyrouth qui se croisaient dans le minuscule intérieur de Charbel. À défaut d’espaces publics ou de transports en commun dignes de cette appellation à l’instar de celui de Charbel, les taxis-services nous étaient ces derniers précieux lieux de métissage, où tout à coup, avec d’illustres inconnus, on entrait dans cette sorte d’intimité dont seule Beyrouth avait le secret. Où se rapiéçait le puzzle d’une ville cent fois défaite. « Tu as l’air triste », j’ai entendu un jour Charbel demander à une passagère dont il déchiffrait la mine dans son rétroviseur. Ils ne se connaissaient pas avant ce Ya achta, mais ladite femme avait tout sorti : son mari parti, les enfants qu’elle élève seule, les mains baladeuses de son patron. Le reste des cinq passagers, moi inclus, lui avaient parlé comme on le fait avec une vieille copine. En sortant du taxi, elle nous avait regardés en souriant : « Merci, je me sens moins seule. »

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Aujourd’hui, de crise en confinement et de confinement en crise, Charbel ne vient plus parquer sa 3arouss sous ma fenêtre, en face du four, à l’ombre du ficus. Mes matins n’ont plus de saveur. La femme dans le taxi n’a plus personne à qui raconter son mari, ses enfants et les mains baladeuses de son patron. Et n’est-ce pas cela qui pèse le plus lourd aujourd’hui : notre solitude ?

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J’ai du mal à décrire cette image tant elle me semble appartenir à une ville perdue, à une époque, à un monde, pourtant pas si lointains mais dont on n’a plus les mots. C’est sous ma fenêtre, à l’angle de la rue, précisément en face du « four » du quartier, chaque jour à la même place, qu’il venait invariablement la garer entre cinq et six heures. Son lent...

commentaires (2)

Merci pour ce récit. On dit qu’après une rupture d'une civilisation ou d'une culture, il en faut cinq siècles pour l'effacer, l'exemple de ce transport en commun sociologique bien typique des villes de Liban, subtilement décrit, combien de siècle va-t-il encore durée.

DAMMOUS Hanna

15 h 40, le 15 février 2021

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Commentaires (2)

  • Merci pour ce récit. On dit qu’après une rupture d'une civilisation ou d'une culture, il en faut cinq siècles pour l'effacer, l'exemple de ce transport en commun sociologique bien typique des villes de Liban, subtilement décrit, combien de siècle va-t-il encore durée.

    DAMMOUS Hanna

    15 h 40, le 15 février 2021

  • Merci, merci ! J'ai fondu de bonheur en vous lisant , votre ecriture est une pure jouissance, je vous l'ai dit et repété a plusieurs reprises . Elle me rappelle celle de Robert Sabatier ou celle de Joseph Joffo. A quand un roman de Gilles Khoury ?

    Marie-Hélène

    07 h 22, le 15 février 2021

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