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Lifestyle - Photo-roman

« C’est un miracle qu’elle soit là, vivante, en face de toi »

Même s’ils font semblant de vivre, tous les Libanais survivants du 4 août portent encore en eux, six mois après, toute l’horreur de ce drame.

« C’est un miracle qu’elle soit là, vivante, en face de toi »

Photo Carl Gerges

Comme ça, de prime abord, on dirait que ça va. Seulement, elle boite encore de la jambe gauche, mais juste légèrement, lorsqu’elle descend les marches trop vite ou qu’elle se pose brusquement sur le sofa. Mais je n’aurai rien remarqué si je ne savais pas que cette jambe qui claudique un peu avait été traversée, de part en part, par une tige métallique qui servait de portant dans cette boutique du port de Beyrouth où elle se trouvait le 4 août, sur le coup de six heures. Quand L. est arrivée chez moi début janvier, j’ai essayé d’oublier l’image de la tige métallique plantée dans sa jambe, j’ai essayé de ne plus penser au 4 août, et je me suis concentré sur sa nouvelle coupe de cheveux qui lui allait si bien. J’ai regardé ces rubans corbeau qui lui tombaient sur le buste comme une cascade, ses yeux, écarquillés de mascara, d’autant plus beaux qu’ils s’étaient aggravés, sa mine reposée – pour ne pas dire sereine – et ses formes qu’elle avait regagnées « après une bataille, je te le signale » ! « C’est fou, si seulement j’avais su qu’un jour je devrai faire un effort pour prendre du poids, l’ironie. » Elle avait même assorti sa plaisanterie glauque d’un éclat de rire, un vrai, et je m’étais dit en faisant semblant d’être hilare que comme ça, de prime abord, L. a l’air d’aller. Même plutôt bien, compte tenu de ce qu’elle a été amenée à vivre.

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La dernière fois que j’avais vue L., c’était quelques semaines après sa sortie de l’hôpital. À peine libérée de son plâtre, et quoi que encore encombrée d’une béquille, elle avait décidé d’aller reprendre des forces chez des proches, à Paris. « J’ai besoin de distance et de silence. J’ai besoin de comprendre ce qui m’est arrivé. » Et même si j’avais saisi au profond dégoût dans sa voix qu’elle ne reviendrait plus jamais s’installer ici, même si j’en avais eu le cœur en morceaux, je n’avais pas osé la contredire. Comment, à moins d’être sadique, égoïste ou totalement stupide, peut-on encore oser convaincre quelqu’un de rester dans ce pays, et de surcroît si ce quelqu’un y a rencontré la mort ? En retrouvant L. en janvier, je m’étais donc concentré sur tout le chemin qu’elle avait fait depuis le mois de septembre. Je l’avais écoutée me détailler ses longues séances de rééducation physique, me raconter la psy qu’elle voit, ses promenades dans le parc (« je me fatigue de moins en moins vite »), les médicaments qu’elle prend assidûment même s’ils l’assomment, le sommeil et l’appétit qu’elle réapprivoise lentement et même l’envie reconquise de regarder une série niaise, d’aller au restaurant, peut-être même de démarrer un nouveau projet professionnel. À chaque phrase qu’elle plaçait comme le sont ces minuscules mais miraculeux pas vers l’avant, je rabâchais bêtement et machinalement : « Bravo, c’est bien L., je suis fier de toi. » Alors que tout ce qu’elle faisait, c’est simplement essayer de recommencer à vivre. Crédulement, je ne voulais rien voir d’autre que l’effort qu’elle avait mis pour s’habiller si joliment, je ne pensais à rien d’autre que l’idée qu’elle était là, à marcher, à bouger, à boire, à parler et parfois même rire, si réelle et vivante devant moi. Et en elle, les petites victoires que continue inespérément à faire la vie sur la mort. D’ailleurs, à chaque fois qu’elle se pliait et que son pull laissait entrevoir une cicatrice encore saillante au niveau du ventre, je me répétais en silence ces mêmes mots qu’on ne connaît que trop bien : « C’est un miracle qu’elle soit assise là, vivante, en face de toi. » N’est-ce pas tout ce qui compte, au final ?

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Sauf qu’au bout d’une heure vraisemblablement passée à tourner autour du pot, à frôler sans le toucher le sujet qui brûle, le 4 août est venu comme d’ordinaire s’immiscer dans notre conversation. Je ne me souviens plus de quoi il s’agissait précisément, peut-être une question à propos de son appartement ou de si elle avait revu le port depuis, mais L. s’était levée subitement et elle avait tourné son regard vers la rue. « Je ne sais plus où est la maison », avait-elle murmuré. Rien qu’à ces mots, je m’étais rejoué toute la scène du 4 août. La ligne de L. hors réseau pendant des heures, la voix effondrée de sa mère qui cherche une nouvelle de sa fille entre les débris de mauvaises nouvelles, chacun de ses amis qui pense que l’autre doit savoir quelque chose. Le silence, les scénarios les plus effroyables qui se trament dans l’esprit, puis le coup de fil d’une voix inconnue : « J’ai L. dans ma voiture, l’hôpital X nous a finalement reçus. Vous êtes le dernier numéro qu’elle a composé. Venez. Elle est mal. Elle est vivante, mais elle a mal. » Ce genre de phrases tout droit sorties d’un scénario de film d’horreur de mauvaise qualité. J’avais revu tout cela, son corps méconnaissable sur le lit des soins intensifs, ses cris de douleur à la moindre articulation qui bouge, et les battements de son cœur dont on voulait déchiffrer le moindre pic étrange sur l’écran tremblotant. Rien qu’à ces mots, je voyais aussi, surtout, des nouvelles traces du crime. Pas les plus discernables, les plus évidentes et qui se font soigner avec des pilules ou des séances de rééducation, mais les plus pernicieuses, les failles cachées qui donnent un coup à l’âme. C’est que L. ne regrettait pas vraiment sa jambe boiteuse, sa cicatrice, le long du ventre, qui ne s’estompe pas, ni même son sommeil perdu ou sa fatigue dont une marche dans le parc est désormais le seuil. Rien qu’à ces mots, elle m’expliquait qu’on lui avait pris « la maison », c’est-à-dire les quatre murs qui l’entourent, sa fondation, son intérieur. On lui avait arraché l’âme, comme me dit souvent mon amie R., à propos de Beyrouth. Six mois plus tard, comme L., tous les survivants au 4 août portent en eux une petite victoire de la vie sur la mort, mais continuent aussi d’abriter l’horreur de ce jour, intacte, et qui ne commencera à se dissiper que le jour où le premier des responsables de ce crime tombera avant les autres, comme dans un jeu de domino. Et même si l’on pense qu’ils ont oublié, qu’ils se sont habitués ou, pire, qu’ils sont déjà passés à autre chose, même si on continue à leur imputer cette foutue résilience, comme L., ils ont simplement besoin de temps, de distance et de silence pour comprendre ce qui leur est arrivé. Comme L., ils cherchent leurs âmes et leurs maisons, au milieu de ce que le quotidien leur déverse comme drames d’un autre genre. Entre-temps, en attendant, ils font peut-être semblant de vivre, mais comme L., ils sont là, devant nous, vivants. Et ça, c’est (le début d’) un (autre) miracle.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Comme ça, de prime abord, on dirait que ça va. Seulement, elle boite encore de la jambe gauche, mais juste légèrement, lorsqu’elle descend les marches trop vite ou qu’elle se pose brusquement sur le sofa. Mais je n’aurai rien remarqué si je ne savais pas que cette jambe qui claudique un peu avait été traversée, de part en part, par une tige métallique qui servait de portant dans...

commentaires (2)

Mr Khoury,cela fait longtemps que je veux vous dire / écrire combien j'apprécie votre écriture, votre sensibilité, votre maturité, et votre profonde humanité. Surtout préservez qui vous êtes et continuez à écrire...

ELIAS SKAFF

14 h 25, le 10 février 2021

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Commentaires (2)

  • Mr Khoury,cela fait longtemps que je veux vous dire / écrire combien j'apprécie votre écriture, votre sensibilité, votre maturité, et votre profonde humanité. Surtout préservez qui vous êtes et continuez à écrire...

    ELIAS SKAFF

    14 h 25, le 10 février 2021

  • Le crime conte l’humanité qu’est l’explosion du 4 août ne doit jamais être oublié. Tous les responsables directs ou indirects de ce crime abject doivent répondre de leurs actes devant une Vraie Justice. Les coupables doivent être pendus sur la place publique devant le port pour que tous les proches des victimes les voient en train de payer leur crime.

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 13, le 08 février 2021

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