Les tractations débutent au début du mois de décembre, dans la plus grande discrétion. Saad Hariri est nommé au poste de Premier ministre depuis plus d’un mois, mais ne parvient toujours pas à s’entendre avec Michel Aoun sur la formation d’un gouvernement. Le blocage n’a pas encore atteint son paroxysme mais tout le monde a déjà conscience que le bras de fer risque de durer. Une éclaircie est venue toutefois des États-Unis. Le candidat démocrate Joe Biden a remporté l’élection présidentielle américaine et sa volonté de favoriser une approche plus diplomatique avec l’Iran pourrait avoir des répercussions positives au Liban. C’est le moment que choisit Nabih Berry, le facilitateur en chef de la vie politique libanaise, pour commencer à bouger sur la pointe des pieds.
Le 3 décembre, Saad Hariri se rend à Baabda pour présenter une mouture gouvernementale. Sans succès. Quelques jours plus tard, le président du Parlement envoie son adjoint politique, Ali Hassan Khalil, auprès du Premier ministre désigné, avec le message suivant : « Le président Berry veut savoir si vous êtes prêt à vous impliquer sérieusement dans la formation du gouvernement, maintenant que l’administration Trump est sur le départ et qu’il n’y a plus de risques de nouvelles sanctions. Désormais, il est tout à fait possible de mettre en place le cabinet », insiste Ali Hassan Khalil, laissant entendre que les obstacles régionaux ont sauté. Sans hésiter, Saad Hariri répond par l’affirmative. Celui qui s’est lui-même remis dans le jeu, un an après avoir démissionné sous la pression de la rue, est déterminé à former un gouvernement et à être le garant de l’initiative française sur la scène libanaise. Il émet toutefois une condition, selon des sources proches des numéros deux et trois de l’État : « Toute médiation est la bienvenue si elle n’inclut pas un retour à la minorité de blocage. » Autrement dit, pas question que le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil, avec qui les relations se sont largement dégradées depuis le soulèvement du 17 octobre, obtienne à nouveau le tiers de blocage. « Le président Berry refuse que qui que ce soit puisse disposer de cette arme. Même si vous cédez sur ce point, il s’y opposera », réplique Ali Hassan Khalil. Traduction : peut-être encore plus que Saad Hariri, Nabih Berry n’est pas prêt à faire ce cadeau aux aounistes, avec qui les relations sont à couteaux tirés depuis l’arrivée à Baabda de leur chef de file.
Dans la querelle, le chef parlementaire a clairement choisi son camp. Mais celui qui est devenu l’homme de toutes les conciliations et réconciliations dans la vie politique libanaise, où les relations personnelles sont souvent (au moins) aussi importantes que le reste, semble convaincu qu’il peut être à la fois juge et partie. La suite lui donnera tort.
« Je n’ai plus rien à perdre »
Un chantier est tout de suite lancé dans une tentative d’arrondir les angles et de dégager une formule qui ne heurterait ni Baabda ni la Maison du Centre. Les coups de fil et les réunions de travail se multiplient. Le directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim, l’homme des missions impossibles, est lui aussi mis à contribution. Le Hezbollah est bien sûr informé de la mission.
Ali Hassan Khalil, accompagné du général Ibrahim, se rend de nouveau à la Maison du Centre pour discuter d’une redistribution des portefeuilles. Entre Michel Aoun et Saad Hariri, les tractations butent notamment sur la question de l’attribution de la Justice et de l’Intérieur, deux ministères régaliens que les deux camps veulent contrôler de peur que l’autre ne les transforme en arme politique dans un climat général de règlements de comptes. Les médiateurs proposent un rééquilibrage au niveau de la répartition de ces deux portefeuilles : Saad Hariri doit renoncer à la désignation du juge Ziad Abou Haïdar à l’Intérieur pour que le chef de l’État puisse nommer à la tête de ce ministère une personnalité qui serait agréée par tous. En contrepartie, le Premier ministre désigné confierait la Justice à une personnalité tout aussi consensuelle. Saad Hariri donne son feu vert à cette option.
Direction Laklouk où réside Gebran Bassil. Le général Ibrahim soumet cette formule au chef du CPL qui insiste, selon des sources concordantes, sur la formation d’un gouvernement de vingt ministres (contre dix-huit proposés par Hariri) et la nomination par son camp de huit ministres : les six chrétiens, un arménien pour le Tachnag et un autre, druze, pour le député de Aley Talal Arslane. Avec huit ministres sur vingt, le leader chrétien s’assure non seulement le tiers de blocage mais une position de force dans le futur gouvernement qui lui permettrait de l’orienter en sa faveur. Gebran Bassil reste de marbre devant les tentatives du directeur de la SG de le convaincre de l’opportunité d’une formule consensuelle. « Je n’ai plus rien à perdre. J’ai coulé, je n’ai pas peur de me mouiller », lance-t-il à son hôte, en allusion aux sanctions américaines qui l’ont frappé le 6 novembre 2020.
Abbas Ibrahim s’empresse de communiquer la réponse du chef du CPL à Nabih Berry et au Hezbollah. Le président de la Chambre est furieux. Après les fêtes de fin d’année, il prend contact avec l’adjoint politique de Hassan Nasrallah, Hussein Khalil, à qui il demande d’essayer de convaincre M. Bassil de l’opportunité de cette formule pour un déblocage. C’est à partir de ce moment-là que le Hezbollah, allié aussi bien d’Amal que du CPL, entre dans la partie. Dépêché auprès du chef du CPL, Wafic Safa, en charge des relations avec le courant fondé par Michel Aoun, rentre toutefois bredouille après plusieurs tentatives, selon des sources concordantes.
Pendant ces longues semaines, Nabih Berry n’a pas fait la moindre déclaration au point que l’on avait pensé qu’il avait décidé de se mettre en retrait de la scène politique, faute de pouvoir débloquer la situation. Mais c’était mal le connaître.
« L’heure du grand jihad a sonné »
Face à l’échec des tractations, le président du Parlement sort de son silence le 1er février, affirmant que personne ne peut obtenir le tiers de blocage au sein du cabinet et que la crise gouvernementale est d’ordre strictement interne. Une double pique en direction des aounistes. Avec un double objectif, selon un proche du chef du législatif : mettre la pression sur le président en montrant à la communauté internationale, notamment à la France, à quel niveau se situe le blocage et constituer un front politique face à Michel Aoun. La réponse de Baabda ne se fait pas attendre : « Michel Aoun n’est pas du genre à céder sous les pressions », s’empresse-t-on de réagir.
Entre les deux présidents, le courant n’est jamais passé. Même quand les deux leaders constituaient avec le Hezbollah ladite alliance du 8 Mars, née en 2005, ils se qualifiaient l’un l’autre de « l’allié de mon allié », entendre l’allié du Hezbollah. Quelques années plus tard, Nabih Berry s’était opposé dès le départ au compromis présidentiel qui avait pavé la voie à l’élection de Michel Aoun. Apprenant que les pourparlers entre Saad Hariri et les aounistes avaient sérieusement avancé, il avait proposé, lors de la dernière conférence de dialogue à Aîn el-Tiné en 2016, une entente autour d’un programme complet portant sur la loi électorale, le gouvernement et le règlement des dossiers économiques, dans une tentative d’éviter que l’entente politique naissante se limite au courant du Futur, au CPL et au Hezbollah. Gebran Bassil avait toutefois rejeté ce package avec fermeté. Le ton était vite monté au point que M. Bassil avait tapé du poing sur la table et annoncé son retrait des discussions si la proposition de M. Berry était maintenue. « C’est moi qui ait convoqué ce dialogue et c’est moi qui décide du sort de cette séance et de toutes les autres », avait fulminé en retour le président du Parlement. « Nabih Berry a eu la conviction ce jour-là que Michel Aoun arrivait au pouvoir avec la volonté de l’éliminer politiquement », confie un de ses proches. « L’heure du grand jihad (guerre sainte) a sonné », annonce le président de la Chambre deux semaines plus tard, en réaction à l’élection de Michel Aoun.
Les deux hommes s’opposent sur presque tous les dossiers : Taëf, les négociations sur la frontière maritime, la loi électorale, l’audit de la Banque du Liban, etc. Côté Baabda, on accuse le président du Parlement de vouloir former une troïka, avec le chef druze Walid Joumblatt et Saad Hariri pour venir à bout du sexennat. Le camp aouniste véhicule en plus à travers ses proches l’idée que Nabih Berry est le principal obstacle à son plan de réformes et de lutte contre la corruption et reproche au Hezbollah de ne pas l’avoir soutenu sur ce plan en prenant ses distances avec le chef du législatif. De l’autre côté, on considère que Michel Aoun n’a qu’un objectif : faire en sorte que le prochain gouvernement puisse permettre à Gebran Bassil de lui succéder à Baabda alors que l’année 2022 est celle de toutes les échéances électorales (législatives, municipales et présidentielle).
Dans ce climat, comment espérer un déblocage ? Le CPL serait ouvert, selon un proche du président, à un nouveau deal : le parti est prêt à renoncer au tiers de blocage si Nabih Berry accepte en contrepartie de lâcher le gouverneur de la banque centrale Riad Salamé à qui il offre une couverture politique, que les aounistes ont dans leur ligne de mire depuis des mois. Dans les circonstances actuelles, rien n’est moins certain.
commentaires (19)
le dicton universel veut que chacun et tous ont un prix ! celui de aoun&pti gendre , je le crains est justement l'accession du 2e a Baabda. j'ai bien peur que toutes les manigances de macron et autres intervenants ne finissent par la lui assurer en echange d'un gouv qui va finir par etre fantoche, inutile, honteux desesperant.
Gaby SIOUFI
16 h 58, le 11 février 2021