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Société - Reportage

À Hay el-Tanak, voyage au bout de la misère

La situation s’est encore détériorée au cours des derniers mois dans ce quartier, le plus pauvre de Tripoli, où les aides internationales suscitent rancœurs et jalousies.

À Hay el-Tanak, voyage au bout de la misère

Un garçon tente de se déplacer près de la « rivière » à Hay el-Tanak. Photo João Sousa

« Hello my friend (Salut, mon ami). Ma sœur m’apprend l’anglais », lance fièrement Mou’men, 13 ans, entouré d’un groupe d’enfants. Autour d’eux, de la tôle, des pneus, des gallons d’eau croupie, des murs aux briques mal assorties couverts de moisissures, des bâches et des draps qui protègent les toits de la pluie, et des fils électriques qui pendent. Un terrain de jeu comme un autre dans le quartier dit Hay el-Tanak, le plus pauvre de Tripoli.

« Nous allons te faire tes papiers », annonce Me Khaled Merheb à Wafaa, une fillette de huit ans à la coupe garçonne. Comme de nombreux enfants ici, elle est apatride car ses parents n’avaient pas les moyens financiers ou n’étaient pas au courant qu’il fallait l’enregistrer à la naissance. « Attention, tu vas le faire tomber dans l’eau », dit une résidente à sa fille qui porte un petit garçon. « C’est plutôt une rivière », ironise Mohammad, 34 ans, en montrant l’eau boueuse, mélange de vidanges et de pluie, qui longe les minuscules trottoirs où s’aventure un enfant à bicyclette entre les appartements empilés.

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Mohammad vit dans ce quartier depuis huit ans « parce que je suis devenu pauvre. Je n’avais plus les moyens de payer un loyer à 500 000 livres libanaises ». Ce chauffeur de taxi survivait jusqu’ici tant bien que mal en faisant rentrer dans la caisse entre 20 000 et 25 000 livres par jour. Mais les mesures strictes de confinement mises en place par le gouvernement le 14 janvier dernier (qui seront allégées à partir d’aujourd’hui) ont fini de lui couper complètement les vivres. « Il y a des jours où nous pouvons manger, d’autres non à cause de l’inflation », soupire Mohammad en haussant les épaules. Comme beaucoup d’habitants de ce quartier, dont la plupart effectuent un travail journalier, il s’est rendu sur la place al-Nour la semaine dernière pour manifester contre la fermeture totale du pays. Entamées le 25 janvier dernier, les protestations ont duré une semaine et provoqué de nombreux heurts avec l’armée, faisant un mort, Omar Taybba, un jeune de 29 ans, originaire de l’autre quartier le plus désœuvré de la ville, Bab el-Tebbané. « Ici, la vie est plus difficile durant l’hiver », assure Mohammad. « Durant l’été ce n’est pas simple non plus. Nous brûlons et nous n’avons pas d’eau », réplique une de ses voisines, contente de s’inviter dans la discussion.

La misère, les habitants de ce bidonville construit illégalement il y a plusieurs décennies s’y sont habitués. Mais demeurait ce sentiment, un peu réconfortant, que la situation ne pouvait que s’améliorer. Ces derniers mois leur ont prouvé que rien n’était plus faux : même au fond du trou, on peut encore tomber plus bas. Plus de 75 % des habitants de la ville vivent désormais sous le seuil de pauvreté, contre 60 % il y a un an en raison de la crise économique qui frappe le pays de plein fouet et à laquelle est venue se greffer celle du coronavirus.

Salma montrant son appartement. Photo João Sousa

« On n’a pas le droit d’avoir des rêves ici »

Dans l’un des abris, une odeur de plat chaud sort de la maison de Salma, 48 ans, qui vit dans ce deux-pièces avec son mari et ses huit enfants. Sa fille Aya fait la vaisselle dans une salle où se trouvent l’évier, le réfrigérateur, des canapés et une cage avec un canari à l’intérieur. « Nous n’avons rien. Pas de travail, pas de vie, pas d’espoir », dit-elle calmement tout en fumant sa cigarette. Les murs de sa maison sont noircis par l’humidité. Salma a la peau mate, les mains sèches et les dents du bas rongées. Elle porte un haut léopard et un voile noir. « Je veux que mes enfants aient une vie digne, qu’ils puissent manger à leur faim », poursuit-elle. « Je veux trouver du travail pour aider ma famille », assure son fils Mou’men assis à côté de sa sœur Aya, 16 ans, qui vient de se poser sur un des canapés. « L’école, c’était une sorte d’échappatoire par rapport à ma vie ici », confie la jeune fille, qui ne peut plus suivre les cours en ligne depuis la fermeture des établissements. Ils n’ont qu’un seul téléphone pour toute la famille. « Ce que je veux faire plus tard ?

Je n’en sais rien. On n’a pas le droit d’avoir des rêves ici », déplore Aya.

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Dans l’autre pièce de la maison, un groupe de filles écoute de la musique et chante. Cette chambre mène au salon où dort le fils de Salma. Aucun rayon de soleil ne passe par ici. Il n’y a pas d’ampoule car « elle disjoncte quand il pleut », explique-t-elle tout en se serrant les lèvres. « Nous ne demandons rien. Mais juste un peu de dignité, c’est tout ce que nous voulons. »

Dans l’une des ruelles crasses qui forment une sorte de labyrinthe, un minimarché dont les étagères sont presque vides et poussiéreuses. « À cause de la crise économique et de l’hyperinflation, je ne peux plus acheter de produits », se désespère Bassima, 49 ans, mère de quatre enfants. Le dollar s’échange aujourd’hui autour de 9 000 livres au marché noir. Devant son magasin, deux jeunes hommes sont assis sur des chaises en plastique. « C’est une vie de poubelle ici », explique Mohammad, 17 ans, en se croisant les bras et en regardant le sol. Une petite blonde s’amuse et rigole juste à côté. « Arrête de rigoler », rouspète Mahmoud, 17 ans lui aussi. « Laisse-la rire, rétorque son ami. C’est tout ce qu’il nous reste. »

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Une voisine vient s’asseoir à côté de Bassima près de l’autostrade, des ordures et du magasin. Elle tricote. « Akh, mon histoire… soupire Mouna, 45 ans, qui porte une longue robe noire et un voile. Je suis passée dans tous les médias pour la raconter, même sur Facebook, mais personne n’est venu nous aider, sauf un cheikh d’Abou Samra qui me donne du lait et des couches. » Elle se dirige vers sa maison. Les fils d’électricité pendent le long de la ruelle. Dans son salon, qui fait office de chambre pour elle et ses trois enfants, un petit garçon, Hilmi, qui a l’air d’avoir à peine 10 ans, se mord la main. « Il a 15 ans mais agit comme un bébé de 6 mois », dit sa mère tout en montrant la couche que porte son fils. L’adolescent ramasse des miettes par terre pour les manger. « Il ne parle pas et ne comprend pas ce qu’il se passe », poursuit-elle. Sa fille Hind, 11 ans, observe la scène depuis le couloir où se trouve la cuisine. Les larmes coulent de ses grands yeux marrons en amande. Elle porte des habits couleur fuchsia et des chaussons en plastique car le sol est humide. « Tu veux partir d’ici ? » Elle acquiesce et se mord les lèvres. « Tu es triste pour ton frère ? » Elle acquiesce et se ronge les ongles. « Tu veux devenir militaire ? » Elle sourit. Enfin. Dans ce lieu de survie, les toilettes sont minuscules. C’est là que les membres de la famille se lavent lorsqu’il y a de l’eau chaude. Pas de douche, un simple tuyau utilisé pour faire son linge quand il y a de l’électricité. « Tu veux passer sur Facebook ?

Il y a des journalistes », lance Mouna avec un sourire malin en sortant de chez elle. « Pas de Facebook ! Ils viennent et après nous ne recevons jamais rien », lui lance sa voisine avec amertume.

Chez Fatmé, l’ambiance est plus électrique même si le chauffage réchauffe un peu l’atmosphère. « Aujourd’hui, c’est un bon jour, j’avais assez pour acheter du mazout. Tout dépend du travail de mon mari, mais la situation s’est aggravée depuis un an. » Son époux est palestinien et elle est libanaise. Mais le couple ne bénéficie pas des aides internationales qui suscitent rancœurs et jalousies entre voisins dans le quartier. Leur salon ressemble cet après-midi à un microcosme de Hay el-Tanak où sont réunis des Libanais, des Palestiniens, des Syriens et Abo Yassine, surnommé le « moukhtar », qui trône en chef et braille au milieu de la pièce. « Toi, tu es syrienne, je comprends que tu demandes des aides d’ici, tu es venue avant la guerre donc tu ne reçois rien des Nations unies. Mais ta fille là, elle est venue après, elle en reçoit des Nations unies, donc pas de raison que je lui donne », dit-il, énervé, à l’une des femmes assises sur le canapé. « Les aides ne suffisent pas », tente-t-elle de se justifier. Le moukhtar, vêtu d’un pantalon rouge et d’un cardigan bleu marine, a perdu son calme lorsqu’une dame lui a dit qu’il ne lui avait pas donné de denrées ce mois-ci. « Je suis quelqu’un de droit. J’ai reçu des aides pour quarante personnes, je les ai distribuées aux plus démunis… Toi, ton mari travaille, il gagne 900 000 livres libanaises par mois, les autres n’ont rien, et en plus tu as reçu un kilo de viande la dernière fois », rétorque-t-il en se levant du canapé avec fureur. « Tu sais très bien que dans d’autres zones du quartier, quatre à cinq familles se partagent les aides. Ici, je prends les noms de tout le monde et je distribue », s’exaspère l’homme aux yeux miel et à la barbe blanche. Il a 11 enfants et 45 petits-enfants. Dans le quartier, les Libanais reprochent aux Syriens d’être privilégiés. « Lorsque des aides arrivent ici, les Libanais ne nous laissent pas les prendre. Ils disent que j’en ai déjà assez », se désole Zahida, 56 ans, qui a fui Idleb en 2016. Elle porte un voile noir et une robe imprimée. « Tout ce que j’ai, je l’ai récupéré des poubelles. Ce drap, une voisine l’avait jeté car son enfant avait vomi dessus, je l’ai lavé pour l’utiliser », dit-elle en montrant son intérieur où elle dort par terre avec ses deux enfants de 16 et 11 ans. « Je ne peux pas me plaindre, je ne peux rien dire, sinon ils (les Libanais) risquent de me détester davantage. » Plus d’un million et demi de Syriens se sont réfugiés au Liban depuis le début de la guerre dans leur pays en 2011. Ils vivent dans des conditions de grande précarité. Mais la crise, là encore, a permis à la misère de gagner encore du terrain, si bien que 9 réfugiés sur 10 vivent désormais sous le seuil de l’extrême pauvreté, et la moitié se trouve dans une situation d’insécurité alimentaire, selon l’ONU.

Mouna se tenant devant son taudis. Photo João Sousa

« Descendre dans la rue et tout détruire »

« Ne prends pas de photo », lance Mohammad, les mains et le visage tachés de peinture. « Si la police voit ça, les forces de l’ordre nous arrêtent. Nous n’avons pas le droit de réparer ici car les bâtiments sont construits illégalement », explique-t-il. Un homme est sur le toit et remplace la tôle dont l’état s’est dégradé après la pluie et les fortes chaleurs de l’été. « Ici, il ne faut pas se fier aux apparences. Il y a des pauvres et des plus aisés. Certains ont pu s’acheter de nouveaux appartements, mais restent ici pour pouvoir continuer à recevoir des aides », assure-t-il en remuant les sourcils pour montrer un groupe de quatre jeunes femmes revenant avec du pain et de l’huile. Mohammad a quatre emplois pour subvenir aux besoins de ses trois enfants et vit ici depuis qu’il est né. « La situation s’est dégradée depuis 2019. Mais j’essaye de mettre de l’argent de côté car le pire est encore à venir. »

Sur la devanture d’une épicerie à quelques mètres, la photo d’un des barons de la ville, le député Fayçal Karamé. « C’est pour nous protéger du vent. Ici, nous ne soutenons personne », se justifie Hamid, qui a un œil fermé depuis sa naissance.

Son ami, Abou Leila, gagne sa vie en travaillant au port, mais en raison de la fermeture totale du pays, il ne touche plus rien. « Je suis au bord du suicide. Si je n’arrive plus à prendre soin de mes enfants, je passe à l’acte », assure-t-il d’un ton ferme. « Après le 8 février (dernier jour du confinement), si rien ne change, nous allons descendre dans la rue et tout détruire », alerte-t-il.

La nuit est tombée. Le vent souffle. Les bâches s’agitent, certaines silhouettes apparaissent à travers. Seules les petites lumières à l’extérieur de quelques taudis illuminent les ruelles sombres. Près de la sortie du quartier, des rires émanent d’un atelier de scooter. Trois hommes et un petit garçon travaillent ce soir. Pneus, fer et autres instruments sont accrochés au mur.

« Un jour, à cause du vent, la toiture est tombée sur lui avec les accessoires accrochés », raconte Ali, 24 ans, gérant de l’atelier, en montrant l’enfant qui répare un scooter. « Passe-moi 2 000 », dit un homme à Ali en titubant. « Tu vas acheter de l’arak, lui répond-il. Tiens, prends ces 2 000… » « Il se saoule tous les soirs. C’est pour oublier », explique Ali. L’homme âgé d’une cinquantaine d’années rentre dans l’atelier. Ces jeunes compatissent avec ce monsieur venu faire rire la galerie de ses peines et de ses colères. « Je ne fais pas de mal », rassure-t-il. Il porte un bonnet rayé gris et a une petite moustache qui lui cache les lèvres.

« Son fils a fui le pays par la mer, il est parti en Grèce », explique Ali, adossé à un des murs de son atelier. L’homme à la moustache commence à parler grec… Les autres éclatent de rire. « Ils sont venus, ils ont fermé le pays... Je suis très triste », poursuit-il. Ses yeux commencent à scintiller. « Il pleure ici tous les soirs », dit Ali. Soudain, l’homme à la moustache se lève : « Ils nous obligent à rester chez nous, nous empêchent de travailler, et ce général Aoun, il ne vient même pas nous faire un plat de mjadra et de fattouche, walaw, même pas des olives, il ne distribue que du pain », se moque-t-il tout en se déhanchant. Ali a vécu toute sa vie à Hay el-Tanak. « Ici, c’est l’injustice. Alors certains boivent, d’autres se droguent pour oublier cette vie qui n’en est pas une. Certains ont quitté le pays par la mer, dans des barques, mais nous n’avons plus de nouvelles d’eux. Il n’y a pas d’avenir ici. Il n’y a rien. » L’homme à la moustache, en état d’ébriété, lui coupe encore la parole : « Michel Aoun, Michel, regarde-nous. Regarde-nous », crie-t-il avec une dose mesurée de théâtralité. Puis il hurle, des larmes aux yeux : « Qui va nous nourrir maintenant ? », avant de se tourner vers les autres et de demander une nouvelle bouteille. Ali acquiesce tout en souriant.

« Hello my friend (Salut, mon ami). Ma sœur m’apprend l’anglais », lance fièrement Mou’men, 13 ans, entouré d’un groupe d’enfants. Autour d’eux, de la tôle, des pneus, des gallons d’eau croupie, des murs aux briques mal assorties couverts de moisissures, des bâches et des draps qui protègent les toits de la pluie, et des fils électriques qui pendent. Un terrain de...

commentaires (3)

Le pays est misérable nos dirigeants sont corrompus, il n'y a rien à attendre d'eux c'est une certitude. Ceci dis cela n'exonère qu'à moitié, reste le problème démographique et la c'est du ressort des personnes.

camel

16 h 34, le 08 février 2021

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Commentaires (3)

  • Le pays est misérable nos dirigeants sont corrompus, il n'y a rien à attendre d'eux c'est une certitude. Ceci dis cela n'exonère qu'à moitié, reste le problème démographique et la c'est du ressort des personnes.

    camel

    16 h 34, le 08 février 2021

  • Des morts-vivants! Mais leur cri ne parvient pas aux oreilles de nos dirigeants endormis dans leurs palais. Jésus avait bien raison "Ils ont Moïse et les prophètes. S'ils ne les écoutent pas, même un homme revenu du séjour des morts ne pourrait les persuader!" (Lc 16: 31)

    Yves Prevost

    08 h 02, le 08 février 2021

  • Les pauvres,,,,, des pauvres, quelle indignité ce pays.

    Christine KHALIL

    00 h 33, le 08 février 2021

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