Le temps des slogans bon enfant et des chansons patriotiques sur la place Rachid Karamé semble aujourd’hui bien loin. Armes automatiques, cocktails Molotov, grenades : ce sont des scènes d’émeutes d’une extrême violence qui secouent Tripoli depuis lundi. Des centaines de jeunes ont envahi les rues du centre de la grande ville du Nord, provoquant des échauffourées avec l’armée et les services de sécurité. Mercredi soir, ce sont près de 220 personnes qui ont été blessées dans les affrontements, faisant un mort, un jeune du quartier de Bab el-Tebbané, qui n’avait que 30 ans et aurait succombé à ses blessures à la suite d’une balle reçue dans le thorax. À l’heure de mettre sous presse, le même scénario se répétait hier soir.
Malgré les appels au calme de l’armée libanaise et du Premier ministre désigné Saad Hariri, la tension n’est pas retombée. « Ils ont fait exploser Beyrouth et viennent nous juger car nous lançons des pierres ! Les pierres sont le seul moyen qu’il nous reste pour exprimer notre désespoir », résume avec virulence un jeune Tripolitain à la télévision. « Où sont les institutions, où sont les politiciens? À Beyrouth. Ici il n’y a personne pour nous représenter, nous voulons des élus du peuple qui se battent pour nos droits », ajoute-t-il.
La ville de toutes les baronnies sunnites est devenue un haut-lieu de la contestation politique depuis la révolte du 17 octobre. Elle était autrefois parsemée d’affiches à l’effigie des députés et hommes politiques, mais la thaoura a mis un terme à ces pratiques. Tant et si bien que Tripoli donne aujourd’hui le sentiment d’être orpheline sur le plan politique. « Les jeunes qui descendent dans la rue n’ont plus rien à perdre. Les sunnites de Tripoli n’ont aucun leadership politique, la ville est totalement laissée à l’abandon », décrypte le cheikh Bilal Dakmak, président d’une association pour le développement de la ville. Aucun leader politique ne semble être en capacité de tenir la cité, qui ne manque pourtant pas de personnalités de premier plan, entre l’ancien Premier ministre et homme le plus riche du Liban Nagib Mikati, l’ancien ministre des Finances, également milliardaire, Mohammad Safadi, l’ex-ministre de la Justice, Achraf Rifi, ou encore le député Fayçal Karamé. Sans parler bien sûr du courant du Futur de Saad Hariri.
« Mikati passe le plus clair de son temps à Londres, Safadi à Monte-Carlo », dénonce Misbah Ahdab, ancien député de la ville. « Les politiciens sont des hommes d’affaires et n’aident la population que quand ils en tirent un profit électoral », renchérit Yahya Maouloud, politicien indépendant à Tripoli, qui « considère que la ville est au cœur d’un conflit de classe ». Marginalisée depuis l’indépendance du Liban par le pouvoir central, Tripoli a souffert d’un manque d’investissement de l’État que les barons locaux ont en partie compensé via des politiques clientélistes. Mais cette logique ne suffit plus à un moment où le taux de pauvreté atteint des records. « Les hommes politiques ont un impact limité. Les œuvres charitables ne peuvent remplacer l’État et les besoins sont tellement immenses qu’aucun parti n’est en capacité de répondre aux demandes les plus basiques de la population », admet un proche de Nagib Mikati.
« Nous savions que la situation allait déraper, c’était inévitable », dit Moustapha Allouche, vice-président du courant du Futur.
« Si Hariri revenait aux affaires »
Une large partie de la population de Tripoli, commerçants, chauffeurs, ouvriers, vendeurs itinérants, dépend de son travail journalier. Mais le Liban est en confinement strict depuis le 14 janvier et les compensations financières pour les plus nécessiteux sont tardives et limitées. Ces mesures ont porté un coup fatal à ce qui restait de l’économie locale. La grande ville du Nord subit en plus de plein fouet les répercussions sociales de la crise financière sans précédent qui frappe le pays, alors qu’elle comptait déjà en 2019 près de 60 % de chômage dans certains quartiers, selon les Nations unies.
Si les leaders politiques semblent de plus en plus dépassés par la situation, nombreux sont ceux qui les accusent au contraire d’instrumentaliser ces protestations au service de leurs intérêts politiques. Chadi Nachabé, analyste et chercheur vivant à Tripoli, décrit la situation comme le résultat d’un bras de fer entre les différents partis politiques sur la scène locale dans l’optique d’un nouveau marché régional entre les États-Unis et l’Iran qui aurait des conséquences directes au Liban. Les analyses (géo)politiques sont parfois tirées par les cheveux, mais le Liban est tellement imbriqué dans des logiques clientélistes locales et régionales qu’il n’est jamais aisé d’exclure ce type de lecture.
Le Courant patriotique libre (aouniste) accuse également à demi-mots Saad Hariri d’être à l’origine de ces troubles, alors que la formation du gouvernement est au point mort. « Les théories qui expliquent que Hariri est à la manœuvre pour faire pression sur Aoun sont sans fondements. Tripoli pourrait brûler et cela ne ferait ni chaud ni froid au président », avance Moustapha Allouche, qui ajoute toutefois que le Futur « ne peut rien pour Tripoli, mais que si Hariri revenait aux affaires, il serait en capacité d’amener des aides pour la ville ».
« Aucun politicien ne contrôle ces mouvements de protestation », affirme pour sa part le cheikh Bilal Dakmak. Selon Misbah Ahdab, les services de sécurité et de renseignements pourraient néanmoins jouer un rôle dans ces protestations. Ces organes, affiliés à différents camps politiques, mènent une guerre sans merci pour le contrôle de la ville, selon lui. « Tous les soirs, des voitures circulent d’où l’on tire en l’air pour effrayer la population », affirme-t-il.
Il n’ya pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre et plus aveugle que celui qui refuse de voir ! Alors toutes ces belles lignes et ces intenses analyses ...
11 h 07, le 30 janvier 2021