C’est censé être le temps mort. Celui pendant lequel on compte les blessés, on reprend des forces et on se prépare pour la nouvelle bataille. Mais l’atmosphère est déjà électrique en ce début d’après-midi (jeudi) à Tripoli, alors que la capitale du Liban-Nord est marquée par des heurts entre protestataires et forces de l’ordre depuis lundi.
Devant le sérail, les vestiges des scènes d’émeutes de la veille : voitures calcinées, bennes à ordures renversées, trottoirs détruits, et des pierres, beaucoup de pierres, cassées, utilisées par les contestataires contre les militaires. Ces derniers ont répondu mercredi soir en tirant à balles réelles. Les violences ont fait plus de 200 blessés et un mort, Omar Tayba, 29 ans, inhumé hier à Bab el-Tebbané. De quoi décupler la colère de la rue et alimenter un désir de revanche : « Nous voulons mourir en martyrs comme lui », affirme Brahim, 17 ans, qui porte du noir et se cache le visage avec son keffieh. Lui et ses amis qui l’entourent viennent aussi de Bab el-Tebbané, l’un des quartiers les plus pauvres de Tripoli. « J’ai 18 ans. Je devrais être à l’université », résume Moussa, l’un d’entre eux.
La grande ville du Nord est aussi la plus pauvre du pays. La situation a considérablement empiré depuis le début de la crise économique qui frappe le Liban de plein fouet. Les journaliers, qui forment une grande partie de la population active, sont particulièrement affectés par les mesures strictes de confinement mises en place depuis le 14 janvier, à l’origine de la gronde populaire.
« Nous lançons des pierres contre le sérail parce qu’ils ont pris nos droits. Ces gens nous ont humiliés », dit Omar, 12 ans, qui ne semble pas du tout effrayé par l’escalade de violence. À ses côtés, un petit groupe d’enfants dont Mohammad, 10 ans, qui a perdu sa dent gauche et qui renchérit : « Je gagne ma vie en suppliant les gens de me donner de l’argent. Ma mère est malade et mon père est handicapé. Qu’est-ce que je peux faire ? » Devant les militaires qui gardent le sérail, les enfants bombent le torse, poussent des cris de guerre et lèvent les poings en l’air. De petits gavroches prêts à en découdre avec le pouvoir.
Il n’est même pas 16h quand la chorégraphie quotidienne commence. Jets de pierres d’un côté, bombes lacrymogènes de l’autre. « Ça commence plus tôt aujourd’hui », s’amuse un manifestant qui a les larmes aux yeux à cause du gaz. « Yalla, prends-la ta photo », hurle un autre à un membre des forces de l’ordre qui le photographie. La fumée des bombes lacrymogènes crée un brouillard devant le sérail et contraint les protestataires à s’éparpiller sur la place al-Nour. Cela ne dure pas longtemps.
« Vous êtes en direct ? »
Retour devant le sérail. Un militaire s’essaye à un jet de pierre et manque sa cible, ce qui fait rire les manifestants. L’ambiance est à la fois lourde et bon enfant. Des jeunes tentent de forcer la porte en fer d’une des façades du sérail avec une benne à ordures. La rage se mélange à l’humour et à l’euphorie. Dans la foule, on hisse un drapeau libanais et on chante en cœur les slogans de la thaoura.
« Nous sommes déjà morts. Nous n’avons plus rien à perdre », assure un jeune, qui refuse de donner son prénom et dont tout le visage est recouvert par un voile. Les manifestants sont déterminés à poursuivre l’épreuve de force. Il est presque 17h quand une fumée noire se dégage près du bâtiment en construction sur lequel le drapeau du Liban a été peint. Des protestataires ont mis le feu à une poubelle. « Venez, venez », crie un manifestant pour immortaliser le moment, avant de faire un doigt d’honneur aux militaires placés devant le sérail.
Le gaz est désormais partout, omniprésent. On ne voit presque plus rien. Un homme portant une longue barbe et une moustache à la Dali se penche pour se rincer le visage devant le mur d’un magasin. Il vient de la Békaa pour soutenir les Tripolitains. « Quand les militaires agissent ainsi, ils deviennent une milice à la solde des politiciens », argue-t-il.
18h. La pluie s’invite dans la danse pendant quelques minutes. Un homme crie en direction d’un journaliste : « Regardez, regardez ! C’est pour ça que je descends », tout en montrant deux bouteilles de gaz vides. « Il n’y a pas de leader dans cette ville. Il n’y a plus de dignité. » La nuit a repris ses droits. Seules les flammes et les lumières des ambulances éclairent le sérail. « Je me suis brûlé. Je me suis brûlé », dit un protestataire en secouant sa main. La foule insulte Michel Aoun, accusé d’être à l’origine de la réponse répressive de l’armée. « Vous êtes en direct ? » demande un manifestant à un cameraman, espérant passer à la télévision.
Une rumeur commence à enfler. Un second protestataire serait mort. L’information sera confirmée près de deux heures plus tard. La victime s’appelle Oussama Ghemraoui, originaire du quartier de Bab el-Tebbané.
« Nous n’avons plus d’argent, pas d’éducation, pas d’emploi. Nous sommes prêts à tout détruire », affirme Mohammad, 21 ans, lui aussi tout habillé de noir. « Nous ne quitterons pas la rue », dit-il, déterminé. Samira, 50 ans, acquiesce. « Je ne peux même pas travailler comme femme de ménage car les gens ne peuvent plus s’en procurer. Soit nous mourons tous, soit nous vivons tous. »
Il est 20h. Ils sont désormais un peu plus de 500 sur la place al-Nour. Des manifestants commencent à chanter : « Le peuple et l’armée ne font qu’un. » « Dieu est avec toi ya watan », dit l’un d’entre eux. « Enc... de militaires », répond un autre. La foule est divisée sur l’attitude à adopter vis-à-vis des forces de l’ordre. « Ils sont avec nous », lance un protestataire désespéré. « Quand ils auront ordre de nous tuer, ils le feront », réplique un autre, portant un anorak vert. Dans une intersection, des manifestants jettent des pierres sur les militaires qui s’enfuient. L’un d’eux riposte avec des balles en caoutchouc. « Ils ont touché un secouriste de la Croix-Rouge libanaise », crie un manifestant. Le secouriste est porté par les manifestants qui l’accompagnent jusqu’à l’ambulance. Il est 21h. L’épisode quatre semble pratiquement terminé. Mais la trêve sera de courte durée. À 11h, un immense feu se dégage du centre-ville. Le bâtiment historique de la municipalité est en feu, incendié par les protestataires. L’escalade monte encore d’un cran.
Le courant du Futur dénonce la « solution sécuritaire » face à la crise sociale
Le courant du Futur a estimé hier dans un communiqué que la solution sécuritaire aux manifestations violentes qui ont causé deux morts et des centaines de blessés depuis lundi à Tripoli n’en est pas une. La formation du Premier ministre désigné Saad Hariri a dénoncé dans ce contexte une sorte de « complot de la part des services de renseignements et de certaines formations politiques », mais sans les nommer. Évoquant « des mains suspectes qui œuvrent à noyer Tripoli dans le chaos », tout en reconnaissant « le cri juste qui reflète la souffrance sociale des quartiers populaires » de la grande ville du Nord, le Futur a fait remarquer que « de nombreuses prises de position durant les dernières heures montrent qu’il y a des partis politiques et des notables locaux qui exploitent la souffrance des citoyens et qui financent des groupes, dont certains viennent de l’extérieur de la ville ».
Dans les 60-70 le sud du pays était délaissé comme personne ne voulait y mettre un sou de peur d’une annexion par Israël. Après la guerre civile, bis repetita, personne n’a mis un sou dans le nord du pays ! Après le mouvement des déshérités, Amal et le Hezb de Dieu. Ils n’ont servi à rien. Quel mouvement, tout autant inutile, va-t-il émerger au nord ? Résultat, la concentration de la population dans un périmètre exigu autour de Beyrouth et surtout la famine et la pauvreté ailleurs. Quand donc nous comprendrons que la solidarité avec tous nos concitoyens est primordiale pour la survie du pays. Donc de la nôtre, à tous ! Les politiciens ne veulent pas le comprendre, sortons-les ! Tous !
17 h 25, le 29 janvier 2021