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Société - Reportage

Douze heures dans la vie d’une infirmière libanaise au temps du Covid

Roumina Mahmoud, 46 ans, enchaîne les journées marathon à l’hôpital de Sibline, dans le Chouf.

Douze heures dans la vie d’une infirmière libanaise au temps du Covid

Roumina Mahmoud au chevet d’un patient contaminé par le Covid-19 à l’hôpital public de Sibline. Photo João Sousa

« Quand je passe les portes de l’hôpital, je deviens quelqu’un d’autre. Je ne suis plus Roumina Mahmoud, mère de quatre enfants. Je suis la sœur, la mère ou encore la fille de mes patients. »

Il est 6h30 ce lundi 18 janvier. Il fait froid, le ciel est gris et le Liban est en confinement renforcé depuis quatre jours, en raison de l’explosion du nombre de cas de coronavirus dans le sillage du grand relâchement des mesures anti-Covid décrété par le gouvernement pour les fêtes de fin d’année. Les hôpitaux sont saturés, des patients ne peuvent plus être accueillis et le personnel médical est exténué après un an de lutte contre le Covid-19 dans des conditions déplorables. Mais pour Roumina Mahmoud, 46 ans, l’heure n’est pas aux lamentations.

Cette infirmière de l’hôpital public de Sibline, dans la région de l’Iqlim el-Kharroub (Chouf), entame une nouvelle journée marathon. Pendant les douze prochaines heures, elle va rester debout. Pendant les douze prochaines heures, elle va taire ses douleurs et refouler ses émotions, oublier ses tracas et se démener pour ses patients qui occupent l’unité de soins intensifs de l’hôpital. Voici à quoi ressemble son quotidien depuis quatre mois. Infirmière depuis 1996, elle s’est arrêtée pendant quinze ans pour s’occuper de ses enfants, Zeinab (20 ans), Widad (19 ans), Shahed (15 ans) et Mohammad (10 ans), mais a dû reprendre son activité en 2016 après que son mari, Arab, a perdu son emploi. « Ce métier, je l’aime profondément. Il nous pousse à donner le maximum de ce que nous pouvons donner », explique-t-elle. « Avant la pandémie de Covid-19, personne ne nous regardait, c’est comme si nous étions invisibles. Mais depuis le début de la crise du coronavirus, les choses ont changé », poursuit-elle. Au rez-de-chaussée, près des urgences, elle enfile d’abord sa blouse bleue puis c’est tout son corps quasiment, qu’elle emmaillote pour se protéger du coronavirus. Elle commence par le couvre-chaussures sur ses chaussons en plastique, puis elle revêt l’équipement de protection individuelle (EPI) bleu marine qui ne laisse plus paraître ses formes, une charlotte sur ses cheveux, son masque et deux paires de gants. « Alors Roumina, tu portes du bordeaux aujourd’hui ? » lui lance sa collègue au moment où elle enfile son second couvre-chaussures qui lui arrive aux genoux. À chaque étape, elle se désinfecte les mains.Dès 7h, elle se rend à l’unité des soins intensifs Covid-19, au premier étage, pour rejoindre ses trois autres collègues et faire le point avec l’équipe de nuit sur l’état des patients. « Cela fait plus d’un an que l’on travaille ensemble, on se comprend d’un regard », confie Asma, sa collègue de 30 ans et mère de deux enfants en bas âge. « Le patient de la chambre 3037 s’est réveillé, il m’a demandé de rester avec lui et de lui tenir la main », lui explique sa collègue de nuit. Elles ont beau être éreintées, il n’y en a que pour leurs patients. « Ils ont besoin de nous. Je fais tout pour qu’ils se sentent mieux, quitte parfois à leur mentir. Je fais semblant d’être au téléphone avec un de leur proche, alors que c’est ma collègue qui est au bout du fil », explique avec un petit sourire « Mama Roumina » comme la surnomment affectueusement ses collègues. « Avant la pandémie et lorsque nous avions une vie sociale, elle préparait nos plats préférés », raconte Asma avec nostalgie. Maintenant, c’est la fille de Roumina qui tient le rôle de parent : « Shahed est devenue la mère et moi l’enfant. Je me réveille à 5h30 et elle m’a déjà préparé à manger. Parfois, elle s’amuse à mettre plus de sel pour vérifier que je n’ai pas attrapé le virus. »


Roumina Mahmoud, au centre, et les infirmières en pleine séance de debrief. Photo João Sousa


« Je suis une femme et une mère absentes »

Pour pouvoir continuer à faire son métier en pleine pandémie, cette infirmière a dû se couper des siens. Six mois qu’elle n’a pas vu sa mère, qui vit un étage au-dessus de chez elle. Elle fait même chambre à part avec son mari la majorité de la semaine et évite au maximum les contacts rapprochés avec ses enfants. « Je n’ai plus vraiment de vie conjugale. Je suis une femme et une mère absentes », murmure-t-elle, en ayant du mal à cacher sa peine.

Lorsqu’elle commence sa tournée d’infirmière de jour, elle vérifie le dossier des patients depuis le comptoir d’où l’équipe peut détecter le moindre changement de conditions des patients grâce au moniteur central, dont elles connaissent le sens de chaque alarme, et aux caméras de surveillance. Ici, le silence a quelque chose de solennel qui semble écraser le bruit de ventilation de la pression négative, les bips des moniteurs et même les sonneries du téléphone. « Avant, lorsque je travaillais en soins intensifs ordinaires, j’allais déjeuner avec mes collègues des autres unités. Désormais, nous ne parlons plus à personne », déplore-t-elle.

De retour au comptoir, elle fait le point avec les autres infirmières et la responsable. Les échanges sont brefs, pas le temps pour les formules de politesse. « La patiente S. est morte hier. Ce n’est pas la femme de l’oncle de M. A.S.? » lance une de ses collègues. L’hôpital dessert plusieurs villages de la région. Ici, tout le monde se connaît.

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La ronde, qu’elle débute à 9h, ressemble à une chorégraphie précise. L’infirmière change la position de ses quatre patients, vérifie leur pression artérielle, le niveau d’oxygène, prend leur température, change les draps si besoin et administre les médicaments avec le petit déjeuner. « J’ai l’impression d’être une machine », dit-elle, comme si elle avait besoin de se justifier. Avant de rentrer dans les chambres de ses patients, elle ajoute à son équipement, dans la « salle propre », un masque chirurgical à son masque N95. Ce masque, elle le porte toute la journée, alors qu’il se porte normalement seulement quatre heures. Mais l’hôpital n’a pas les moyens financiers d’acheter du matériel. En sus du second masque, elle enfile une blouse bordeaux, une autre paire de couvre-chaussures, une visière et arrive à quatre paires de gants. Elle débute avec les patients les plus conscients. Dina, 22 ans, avec qui elle fait équipe ce mois-ci, reste à l’extérieur au cas où Roumina aurait besoin de matériel. « Ça va, habibi ? » demande-t-elle à voix haute à un des patients de la chambre 3037 tout en lui tenant la main. « Enta abou min (tu es le père de qui) ? Ana em’ Mohammad (je suis la mère de Mohammad). Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu demandes em’ Mohammad. Tu fais quoi dans la vie ? » Pas question de faire sentir aux patients qu’ils sont loin de chez eux. « Elle parle d’eux comme si c’était des proches », poursuit Dina. « ici, le malade n’a personne. Je suis tout pour lui, donc je dois lui donner mon maximum », explique Roumina.

Dans la chambre 3036, deux patients sont inconscients. « Tire-moi la main si tu m’entends », lance l’infirmière à un des deux alités pour jauger son niveau de conscience. Aucune réaction. « Tes enfants ont demandé de tes nouvelles », continue-t-elle. Elle lui tapote la joue. « Ya O. tu m’entends ? » Toujours rien. « Calme-toi O., calme-toi », dit-elle. Le patient bouge, par réflexe, alors qu’elle est en train de changer son tuyau buccal. « Dina, j’ai besoin d’un autre masque. Bouchra, tu peux venir ? » crie Roumina. Elle a besoin d’elle pour changer la position des patients. « Maintenant, j’ai pris l’habitude de parler assez fort, au point que mon mari me dit parfois “Tu crois que je suis sourd” ? » lâche-t-elle.Quand elle retire son équipement dans la chambre « sale », vers midi, Roumina en ressort un peu pâle. « Quand je suis auprès d’un patient, je retiens ma respiration. D’une part par précaution mais aussi pour ne pas embuer ma visière, sinon je ne vois plus rien », dit-elle en souriant. Elle ne dit rien de sa fatigue, mais ses cernes, les poches sous ses yeux et son visage un peu creusé parlent pour elle. À force de courir toute la journée d’un malade à l’autre, elle souffre désormais de varices. Le rythme est devenu tellement intense, dans cette unité, que même passer aux toilettes devient compliqué. « Le pire c’est quand nous avons nos règles, car nous ne pouvons pas nous changer », dit Rola, infirmière surveillante, postée au comptoir avec les collègues. Toutes partent d’un grand fou rire. Une autre lance alors : « Et lorsque notre EPI est blanc, c’est la catastrophe. » Et les rires fusent de plus belle.


Roumina Mahmoud est infirmière aux soins intensifs de l’hôpital public de Sibline. Photo João Sousa


« Je ne veux pas de téléphone, je veux juste que tu reviennes »

« Dina garde un œil sur le moniteur, je veux aller boire de l’eau », lance Roumina. Sa pause est de courte durée. Elle doit préparer un ventilateur avec Asma. Elle n’a pas eu le temps de boire ou de contacter sa fille depuis le début de son shift. « Ma fille, c’est l’oxygène de la maison, elle fait tout pour remplir le manque que j’ai laissé. Je suis fière d’elle, mais j’ai l’impression qu’elle a grandi trop vite », souffle Roumina.

La ligne téléphonique des urgences Covid vient briser la lourde atmosphère des couloirs. C’est Malak qui a besoin de draps neufs. Aux urgences deux malades ont été installés sur un lit avec source d’oxygène en attendant d’être reçus en soins intensifs. Deux autres reçoivent des soins assis sur une chaise, un patient est debout, d’autres attendent à l’extérieur. Se joue alors une course contre la montre et les équipes médicales doivent gérer au mieux les transferts des patients entre les différents étages.

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« Quelqu’un a fait un arrêt cardiaque aux urgences », lance, à bout de souffle, Nadia, la secrétaire médicale. Il est 14h30. La médecin, qui était sur le point d’intuber un patient, se précipite avec Rola aux urgences. Roumina les rejoint. Des cris sortent de la pièce interdite d’accès. Les deux médecins sortent seuls, ils peinent à cacher leur énervement. Le patient d’une cinquantaine d’années est décédé. Il devait monter en soins intensifs. Roumina et deux autres infirmières préparent le corps en l’enveloppant d’un drap blanc. Elle range également le reste de ses affaires : une alliance et son porte-monnaie.

« Devant les urgences, il y a quatre malades de mon village qui attendent », dit Roumina. L’un des patients sur le point d’être admis a attrapé le virus lors du réveillon du Nouvel An. « Ça fait mal au cœur. Qu’est-ce qu’ils ont gagné à faire la fête ? Est-ce que ça méritait ce qu’ils vivent et ce que nous vivons aujourd’hui ? » Le Liban a passé la barre symbolique des 100 000 cas actifs. Le 19 janvier, 61 décès ont été enregistrés. Pour gérer la situation, le gouvernement a mis en place un confinement dur d’une durée de onze jours qui a commencé le 14 janvier. « Ces mesures arrivent trop tard. Le problème, c’est qu’ici les gens pensaient que le coronavirus était un mensonge, car ils ne croient pas le gouvernement », explique Roumina, en remontant aux intensifs. Fébrile, elle jette un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur. Il est 17h30 et elle devrait normalement avoir terminé son inventaire et administré tous les soins. Cette fois-ci, c’est à Dina d’entrer dans les chambres des patients, alors que Roumina reste à l’extérieur. Un malade vient d’appeler le comptoir parce qu’il a soif. Il demande expressément « Em’ Mohammad ».


Roumina Mahmoud ne dit rien de sa fatigue, mais ses cernes, les poches sous ses yeux et son visage un peu creusé parlent pour elle. Photo João Sousa


Il est 18h30. Roumina est sur le pont depuis douze heures. Elle n’a pas eu une vraie minute de repos. « Je ne me souviens plus de l’heure à laquelle je me suis réveillée », ironise-t-elle. « Je continue, car je ne peux plus m’arrêter. Je suis bent el-Iqlim, je connais tous les villages. Je n’ai plus le droit de me retirer, il n’y a personne pour nous remplacer de toute façon. Nous sommes en guerre », martèle Roumina, son mètre cinquante six bien planté dans ses chaussons. « C’est la première qui s’est portée volontaire pour prendre soin des patients Covid-19 alors que tout le monde avait peur », glisse sa collègue Asma.Depuis des mois, l’infirmière côtoie la mort au quotidien. « Certains étouffent devant nous alors que nous servons le petit déjeuner », dit-elle. Pas suffisant pour ébranler la foi de cette femme voilée, foi aussi en son métier, même si sa vision du monde a radicalement changé depuis le début de la pandémie. « Ce n’est pas grave si je n’ai pas assez d’argent », dit celle qui touche un salaire de 1 200 000 livres par mois. Sans aucune prime pour l’exceptionnelle dangerosité de sa mission en ces temps de pandémie. « Un patient est venu l’autre jour avec 800 dollars dans son porte-monnaie, mais ça ne l’a pas aidé à respirer », poursuit-elle. Ce que Roumina vit moins bien, c’est la réaction de la société à son égard, malgré tous les sacrifices qu’elle fait. « Quand les gens me voient, ils détournent le regard et mettent la main devant leur bouche, je leur fais peur. C’est blessant », dit-elle avec beaucoup de retenue. Cette situation l’a poussée à cacher, un temps, à ses proches le fait qu’elle travaillait avec des patients atteints du Covid-19, notamment à son père qui ne l’a découvert que lorsqu’il a lui-même attrapé le virus.À 19h, la journée de Roumina s’achève enfin. Mais pas avant de briefer les équipes du soir. « Yalla Roumina, il est temps de partir », lui lance une des infirmières, qui sait combien il est difficile pour elle de quitter ses patients. Elle traîne dans les couloirs une dernière fois avant de prendre l’ascenseur pour aller se changer. « Dès que je passe ces portes, je redeviens la Roumina que je suis, la mère de mes enfants », dit-elle. C’est à ce moment-là, après des heures passées au chevet de ses patients, qu’elle s’effondre en larmes. Pour la première fois en douze heures, l’infirmière se laisser submerger par ses émotions. Et pourtant, sa journée n’est pas encore finie. Elle compte se rendre au domicile d’une patiente, également testée positive, qui a besoin de soins. « Je fais du privé, car je dois acheter un téléphone à ma fille pour qu’elle puisse assister aux cours en ligne », dit-elle. Le lendemain, sa fille, qu’elle n’a pas vu depuis plus de 48 heures, lui envoie un message vocal : « Reviens s’il te plaît. Je ne veux pas de téléphone, je veux juste que tu reviennes. »

« Quand je passe les portes de l’hôpital, je deviens quelqu’un d’autre. Je ne suis plus Roumina Mahmoud, mère de quatre enfants. Je suis la sœur, la mère ou encore la fille de mes patients. » Il est 6h30 ce lundi 18 janvier. Il fait froid, le ciel est gris et le Liban est en confinement renforcé depuis quatre jours, en raison de l’explosion du nombre de cas de coronavirus...

commentaires (8)

Merci Roumina pour ce que vous êtes et ce que vous faites ! Avec l'assurance de mes prières pour que le Seigneur vous bénisse, vous protège et vous rende au centuple le don de soi que vous faites, comme tous vos collègues, à vos compatriotes.

Soeur Caroline RAI / SSCC

11 h 30, le 23 janvier 2021

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Commentaires (8)

  • Merci Roumina pour ce que vous êtes et ce que vous faites ! Avec l'assurance de mes prières pour que le Seigneur vous bénisse, vous protège et vous rende au centuple le don de soi que vous faites, comme tous vos collègues, à vos compatriotes.

    Soeur Caroline RAI / SSCC

    11 h 30, le 23 janvier 2021

  • Loin de chez nous, soyez assurés que nous avons aussi mal.

    ISSA Antoine

    16 h 29, le 22 janvier 2021

  • On ne pourra jamais essayer de remercier le personnel qui s'occupe de nos familles et amis dans la détresse du Covid!! Allah yihmiyoun kelloun!

    Wlek Sanferlou

    00 h 49, le 22 janvier 2021

  • Vous etes tout simplement leur ange gradien mais physique.

    Eddy

    15 h 41, le 21 janvier 2021

  • mille fois bravo pour ces combattantes et combattants de première ligne. notre fierté est d'autant plus immense que nous assistons tous les jours au triste spectacle d'un état démissionnaire dans tous les sens du terme.

    Ayoub Elie

    12 h 57, le 21 janvier 2021

  • J'ai un téléphone pour la petite. Contactez-moi si vous avez le moyen d'envoyer le prendre et de le lui faire parvenir. Merci

    M.E

    08 h 11, le 21 janvier 2021

  • Que Dieu les aide et les protège!

    NAUFAL SORAYA

    08 h 04, le 21 janvier 2021

  • Merci

    Gros Gnon

    07 h 29, le 21 janvier 2021

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