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Société - Reportage

« Derrière cette porte, sept patients sur dix meurent »

À l’hôpital Rafic Hariri, les unités de soins intensifs sont submergées par la vague de malades atteints du Covid-19.


« Derrière cette porte, sept patients sur dix meurent »

Une ambulance de la Croix-Rouge devant l’hôpital Rafic Hariri. Photo Mohammad Yassine

Hôpital Rafic Hariri. 12h30. Une ambulance de la Croix-Rouge libanaise (CRL) vient de se garer devant les urgences. Un secouriste, vêtu d’une combinaison spéciale qui le protège de la tête aux pieds, se pose devant les infirmiers de l’établissement. À ces derniers, qui semblent désemparés, le secouriste explique que l’homme qui vient d’être évacué de l’ambulance est atteint du Covid-19 et a besoin d’être pris en charge. problème : l’hôpital beyrouthin est saturé et ne peut accueillir un nouveau patient.Le malade, 65 ans, est allongé en survêtement sur une civière. Pieds nus, il s’agite, les mains agrippées à la barre métallique du brancard. Son visage est crispé. Il retire son masque car il ne parvient plus à respirer. À plusieurs reprises, il tente de se relever, comme s’il cherchait de l’air. Son frère se tient, appuyé sur sa canne, près de lui. « Si je le ramène à la maison, il mourra », hurle-t-il avec des tremblements dans la voix. « La Croix-Rouge a appelé tous les hôpitaux, nous nous sommes rendus dans quatre établissements. Et toujours la même réponse : nous n’avons pas de place », lâche le frère. À ses côtés, le secouriste perd son sang-froid. « Nous allons le laisser ici ! » crie-t-il, avant de tourner les talons et de remonter rapidement dans l’ambulance blanche et rouge. Le vieil homme gémit, une roue du véhicule l’a frôlé.

Le coup de sang du secouriste n’était, finalement, que l’expression de son extrême frustration : alors que les chiffres des contaminations battent record sur record chaque jour depuis les fêtes de fin d’année, les hôpitaux sont saturés. Et les secouristes désemparés.

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« J’ai passé ma journée à recevoir des appels de personnes cherchant un lit d’hôpital »

Le malade et son frère se retrouvent devant l’entrée des urgences. « Admettez-le, mettez-le au moins dans un couloir », supplie le frère. « C’est un hôpital, ça ? Vous allez le laisser mourir dehors ? » Des infirmiers entrent dans l’établissement. Le frère les suit. « J’amène un malade dans un hôpital, pourquoi on ne l’accepte pas ? » leur lance-t-il, perdu. Thérèse, infirmière aux urgences de l’unité Covid-19, tente de lui expliquer que tous les lits sont occupés. « C’est la première fois que nous devons dire à un patient que nous n’avons plus de place. C’est contre nature de faire ça. Mais ce n’est pas ma décision. Et la Croix-Rouge non plus ne peut pas faire autrement. Ce n’est que le commencement », dit Thérèse. « Il a raison. À sa place, j’agirais de la même façon si c’était mon frère », continue-t-elle.

Une soignante et une patiente atteinte du Covid-19 à l’hôpital Rafic Hariri. Photo Mohammad Yassine

« Comment vais-je faire quand on nous ramènera deux patients du même âge ? »

L’hôpital Rafic Hariri, un des établissements en première ligne de la lutte contre la pandémie, dispose de quatre unités de soins intensifs, dont une aux urgences, qui comptent une quarantaine de lits, bientôt cinquante. Ces unités ont accueilli 455 patients depuis le début de la pandémie, en février 2020. À côté des urgences, dans le même bâtiment blanc, les gens venus se faire tester défilent les uns après les autres. Ce jeudi 7 janvier, 4 774 ont été testés positifs au Liban et 16 ont perdu la vie.

Une odeur d’alcool, utilisé pour la décontamination, imprègne les urgences de l’hôpital. Tous les lits sont occupés. Au milieu de la salle, les infirmiers à leur comptoir, postés devant leur ordinateur, discutent entre eux. Derrière eux, une salle où se trouve tout le matériel pour les protéger du virus. C’est la « zone propre ». Aucune personne ne peut y entrer avec un équipement utilisé près d’un (potentiel) contaminé. Ici, le téléphone ne cesse de sonner avec, en fond sonore, les quintes de toux des patients et toute la gamme des bips émis par les machines auxquelles sont connectés les corps malades.

Sur une des civières, un petit garçon âgé d’à peine cinq ans est recroquevillé sur lui-même, seul. Il est potentiellement positif. Seul le blanc de ses yeux apparaît. Quelques minutes auparavant, il ne cessait de tousser et s’agrippait aux barreaux de fer de son lit la bouche entrouverte. Sous sa joue gauche, des mouchoirs imbibés de vomissures. Une infirmière vient le couvrir d’une blouse bleue pour le réchauffer dans ce lieu où la température est basse. Il n’a plus la force de bouger.

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Autour de lui, d’autres patients sont accrochés à des masques qui les aident à respirer. Chaque lit ayant accès à une source d’oxygène est séparé par un faux mur. À la gauche du petit garçon, un vieil homme est à moitié allongé sur le lit. Il s’accroche à son masque respiratoire comme à une bouée.

À l’entrée des urgences, une chambre vitrée se trouve sur la droite. Faute de place dans les étages, une femme d’une quarantaine d’année y a été installée. Elle porte également un masque respiratoire. Ses mains ont été attachées avec des sacs en plastique blanc aux barres de métal de son lit pour éviter qu’elle arrache inconsciemment le tuyau rattaché au respirateur. Elle se débat de gauche à droite comme si elle cherchait de l’air. Son regard se perd dans le vide alors qu’elle murmure des mots inaudibles.

Aux urgences, les infirmiers sont à bout. Ils s’occupent de quinze patients dont six dans un état critique. « Dans notre équipe, cinq personnes ont été testées positives. Nous sommes plus qu’en sous-effectifs », explique Thérèse, les traits tirés. Mais l’équipe paraît soudée. Hussein Kataya, infirmier surveillant des « urgences corona » de l’hôpital, a lui aussi été infecté par le virus il y a quelques mois. « Hussein était dans un état critique. Mais il a souhaité rester avec nous plutôt que de monter à l’unité des soins intensifs », raconte Thérèse. « Hier, nous avons dû traiter une patiente à l’extérieur car il n’y avait plus de place. J’en ai eu les larmes aux yeux », raconte Hussein Kataya. Comme beaucoup, il redoute que le pire soit encore à venir : « Comment vais-je faire quand on nous ramènera deux patients dans un état critique du même âge ? Qui vais-je choisir ? »

Les soignants dans l’unité des soins intensifs à l’hopital Rafic Hariri. Photo Mohammad Yassine

« Quand une personne s’en sort, c’est notre Nouvel An »

Au premier étage, avant l’accès aux unités de soins intensifs des cas les plus critiques, une équipe surveille les patients via un écran.

Derrière la porte, se trouve un autre monde. « Ici, c’est la mort », lâche Sylvana, surveillante des infirmiers aux soins intensifs. Cette situation pèse sur les infirmiers qui œuvrent sans relâche à raison de douze heures minimum par jour. Les shifts sont divisés de 7h jusqu’à 19h et de 19h à 7h. « Je travaille 27 jours par mois, parfois sept à huit d’affilée », explique Abdallah, un infirmier de 31 ans. « Les membres de l’équipe se sentent inutiles et désespérés. Une de mes consœurs s’est effondrée en larmes lorsqu’un de ses patients de 37 ans est mort », raconte le docteur Hassoun, chef de service des soins intensifs et du département pulmonaire. Sept patients intubés et ventilés sur dix meurent une fois passée cette porte. « Par contre, quand une personne s’en sort, c’est notre Nouvel An », poursuit le docteur.

Dans cet espace quelque peu effrayant, précaution et vigilance sont les maîtres mots. Un membre de l’équipe revient à l’unité après avoir fait un test PCR car il a des frissons et un peu de fièvre. Ici, le corps médical est protégé de la tête aux pieds pour faire barrière au virus : équipement de protection individuelle réutilisable, masque, charlotte, gants… Ne sont plus visibles que les cernes. Dans cette salle froide en raison de la pression négative, le silence est interrompu par le son de l’oxygène, ceux du téléphone et des machines. « Le bip des moniteurs parasite mon esprit. Je l’entends tout le temps. Parfois, je suis chez moi, et lorsque le téléphone sonne, je réponds : “Soins intensifs, bonjour” », plaisante Sylvana. Ces moniteurs indiquent les battements de cœur des patients ainsi que le niveau d’oxygène. Ils sont connectés à une centrale qui émet une alarme lorsque l’un d’eux est en danger.

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Il est treize heures, un pic d’activité pour l’équipe médicale. Leila, 26 ans, s’apprête à entrer dans la chambre d’un patient pour lui administrer les soins. « Nous sommes habitués maintenant », dit-elle en enfilant sa seconde paire de gants, ses lunettes de protection, une blouse par-dessus son équipement de protection individuelle ainsi qu’un second masque. Cela fait cinq mois qu’elle travaille dans cette unité. « Nous travaillons corps et âme alors que la majorité des patients ne survit pas. » À côté, devant le comptoir, quatre personnes de l’équipe médicale discutent. Un homme de près d’un mètre 90, habillé d’une blouse verte, gesticule et fait rire ses collègues devant la chambre d’un patient. « Je me dis parfois qu’il ne devrait pas parler aussi fort, mais c’est le seul moment de légèreté que nous nous permettons dans la journée », tente de justifier Sylvana. Dans la chambre, Leila administre avec précaution les soins d’une patiente qui halète plus qu’elle ne respire. À sa sortie, elle enlève la première paire de gants puis la blouse bleue, se lave les mains méticuleusement entre les doigts, les ongles, les poignets, puis s’essuie les mains avec un mouchoir, le jette et ferme le robinet avec un autre mouchoir, puis se désinfecte à nouveau les mains avec de l’alcool.

« C’est un sportif, il n’a aucun antécédent médical »

Quelques minutes plus tard, le docteur Hassoun, muni d’un papier, commence sa tournée des chambres avec son équipe qui ne le lâche pas du regard. Il donne les informations sur les patients : examen physique, bilan sanguin, évolutions positives, fièvre, signes vitaux. Ensemble, ils discutent de la marche à suivre pour la journée et le lendemain. « Avant le corona, je ne ressemblais pas à ça », dit-il en souriant. Il a 35 ans, mais les poches sous ses yeux creusent son visage. « Je n’aime pas que les patients me voient ainsi », dit-il. Les malades sont isolés dans leurs chambres vitrées aux portes coulissantes. Leur visage est caché par des tubes. Devant chaque section, une table où se trouvent les médicaments des dix patients âgés de 11 à 85 ans. Six sont sédatés, ils sont immobiles. « Ils sont ventilés mécaniquement, c’est pour qu’ils ne souffrent pas. Nous leur donnons du souffle », explique le docteur Hassoun. « Toutes les trois heures, nous changeons leur position », explique Sylvana. Trois sont réveillés. Les autres dorment. Certains sont reliés à deux tubes : l’un buccal, relié directement à la trachée, et l’autre nasal pour les nourrir.

Dans la première salle à gauche, un jeune homme d’à peine 25 ans. « C’est un sportif, il n’a aucun antécédent médical », explique Abdallah, infirmier de 31 ans. Son torse est imbibé de bétadine. À côté de lui, un homme porte un masque à oxygène. Son visage et ses yeux sont gonflés, laissant transparaître la fatigue. Il passe un appel vidéo à ses proches, que sa propre toux vient interrompre. « La WiFi est accessible à cet étage. Pour ceux qui ne savent pas utiliser ces outils, nous avons un portable avec Skype et nous appelons leurs proches », explique Sylvana qui salue de la main le patient derrière la vitre. Si son masque cache son sourire, ses yeux s’illuminent en saluant ce jeune garçon de 11 ans. Sa mère est près de lui. « Il n’arrêtait pas de pleurer, je me suis dit que ce n’était pas possible de le laisser seul. J’ai demandé au docteur si l’on pouvait autoriser la visite de sa mère. Nous lui parlons tous les jours, mais nous n’avons pas le temps de rester près de lui », explique Sylvana.

Un patient, contraint d'attendre, faute de place, devant l'entrée des urgences de l'hôpital Rafic Hariri. Photo Mohammad Yassine

Pour ces soignants de “l’extrême”, le virus est omniprésent, même en dehors des murs de l’hôpital. « Nous avons peur de contaminer nos proches. Je ne vois ni ma nièce ni ma belle-mère. Et à chaque fois que l’on rentre dans une chambre, il y a une sorte de barrière avec le patient imposée par cet ennemi invisible nous demandant d’être vigilants au cours de chaque acte », explique Sylvana.

Dans une autre chambre, une patiente de 32 ans se trouve entre la vie et la mort. Elle ne sait pas encore qu’elle a perdu son enfant. Les larmes aux yeux, Sylvana explique : « Elle a demandé des nouvelles de son bébé, nous lui avons dit qu’il allait bien. » Elle s’arrête pendant une minute, prend une inspiration puis continue, la gorge serrée, en regardant la patiente : « Cette femme était réveillée et nous parlait. Elle nous a demandé de donner de ses nouvelles à son mari. Quand je suis ici et que je vois que dehors, certains continuent de sortir le soir, je ne sais pas quoi dire... » Nombreux sont les responsables du secteur médical à avoir vertement critiqué le relâchement, décrété par le gouvernement, des mesures anti-Covid en fin d’année, mettant en garde contre les conséquences après les fêtes.

« Les gens pourraient penser que nous sommes des criminels »

De retour dans la salle d’urgence, une heure plus tard, le garçon qui doit avoir cinq ans porte maintenant un masque respiratoire. Il prend de petites inspirations et son menton est crispé. Un proche se tient désormais près de lui.

À la sortie des urgences de l’unité Covid, il est 14h20. L’homme de 65 ans est toujours dehors. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » dit Thérèse la gorge serrée et les larmes aux yeux. Le vieil homme tente de se relever pour prendre un souffle. Son frère est assis sur une chaise près de lui, la tête baissée, espérant qu’un patient quitte l’hôpital. « Les gens pourraient penser que nous sommes des criminels s’ils voyaient cet homme dehors. Mais nous n’avons pas de place. Je n’arrête pas de passer des appels pour que nous puissions l’admettre », lance Hussein.

Des infirmiers et l’employé de sécurité tentent de le mettre à l’ombre sur le trottoir de l’entrée des urgences. Le malade s’agite dans sa civière et regarde sa montre. Il est 15h quand un infirmier s’exclame : « Une femme va quitter l’hôpital ! » À 15h30, le vieil homme est enfin admis. Son frère le suit, un infirmier l’arrête. « Comment vais-je savoir s’il va bien ? » lui demande-t-il alors un peu affolé. « Nous allons vous informer, vous pouvez rester dehors », répond un infirmier. « Il faut encore être patient », répond le frère, déboussolé.

Une ambulance de la Croix-Rouge arrive au même moment, cette fois-ci pour ramener un malade du Covid chez lui. Le patient arrive avec ses proches : une jeune femme, un enfant et un autre homme. Ils prennent un selfie ensemble près de l’ambulance et des bagages posés sur le sol. Comme un dernier souvenir de l’enfer.

« Nous allons devoir faire des choix difficiles », déplore Hussein d’un ton grave. « Si ça continue comme ça, avec le manque de lits et de respirateurs, les patients vont finir dans les couloirs des hôpitaux », martèle Sylvana. Avec la pandémie, le secteur de la santé, déjà mis à mal par la crise économique, s’effondre. « Nous allons arriver à un scénario italien : des gens vont mourir chez eux ou devant les portes des hôpitaux, car nous n’aurons plus aucune place, s’inquiète le docteur Hassoun. Avec l’explosion des cas, le problème existe aussi à l’intérieur des hôpitaux, les équipes vont faire un “burnout” à cause de la pression du travail. Avec la fatigue, les membres du corps soignant feront des erreurs et se mettront en danger. Ça fait dix mois que nous combattons ce virus. J’ai peur que l’un de nous perde la vie et que cela décourage tous les autres. »

Hôpital Rafic Hariri. 12h30. Une ambulance de la Croix-Rouge libanaise (CRL) vient de se garer devant les urgences. Un secouriste, vêtu d’une combinaison spéciale qui le protège de la tête aux pieds, se pose devant les infirmiers de l’établissement. À ces derniers, qui semblent désemparés, le secouriste explique que l’homme qui vient d’être évacué de l’ambulance est atteint...

commentaires (7)

Le Quatar vous a offert des hôpitaux de campagne ou sont ils?

Eleni Caridopoulou

16 h 54, le 09 janvier 2021

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Commentaires (7)

  • Le Quatar vous a offert des hôpitaux de campagne ou sont ils?

    Eleni Caridopoulou

    16 h 54, le 09 janvier 2021

  • Article qui m a empêché de dormir alors que 1000 lits et des hôpitaux de campagne nous ont été offerts ainsi que des respirateurs fabriqués au Liban!!!! Jusqu’à ou peut aller l incompétence et le « m enfichisme »?

    Robert Moumdjian

    15 h 42, le 09 janvier 2021

  • Article bouleversant sur une situation dramatique et incontrôlable, merci Lyana pour ce reportage courageux.

    Alexandre Najjar

    13 h 55, le 09 janvier 2021

  • Il serait peut-être temps de faire appel à une aide internationale sous forme d’un ou plusieurs navires hôpitaux? Non? On attend encore? OK...

    Gros Gnon

    07 h 39, le 09 janvier 2021

  • Quelle dure réalité!!!

    NAUFAL SORAYA

    07 h 21, le 09 janvier 2021

  • Et pendant ce temps, un hôpital de campagne de 500 lits, offert par le Qatar dort depuis des mois dans ses caisses!

    Yves Prevost

    07 h 18, le 09 janvier 2021

  • QUELS SONT LES CRIMINELS QUI LAISSENT DANS UN DEPOT UN HOPITAL OFFERT PAR LE QUATAR AVEC 300 OU 500 LITS SE DISPUTANT DEPUIS UNE ETERNITE QUELLE REGION VA EN PROFITER CE SONT CES PERSONNES QUI DEVRAIENT ETRE LIVRER A LA JUSTICE, DU PLUS HAUT DE L'ECHELON CAR C'EST EUX LES CRIMINELS AUSSI

    LA VERITE

    04 h 28, le 09 janvier 2021

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