Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Beyrouth-Hiroshima, mon amour !

La tristesse et la nostalgie qui envahissent depuis des mois les habitants de notre capitale, côté est, me suggèrent, sans que ma volonté y soit pour quelque chose, de me reporter à un texte descriptif sur notre Beyrouth écrit il y a à peu près une quinzaine d’années.

Paru dans l’un de mes romans, je le relisais l’autre soir, le cœur étreint et les larmes aux yeux, ne comprenant pas tout à fait les raisons qui me l’avaient fait rédiger.

Aussi, n’ai-je pas résisté à vouloir partager avec mes lecteurs un sentiment que je trouve aujourd’hui plus bouleversant que jamais. Le voici dans son intégralité, qui n’a pas pris une ride depuis lors :

« Saint-Nicolas n’est pas seulement un patron vénéré ou un sanctuaire de rite byzantin dans l’est de Beyrouth. C’est aussi le nom de tout un quartier, possiblement le plus sélect et, de la vieille ville, l’un des plus anciens. Un haut lieu du savoir-vivre libanais, l’un de ses foyers où prit naissance au siècle dernier une douce et malicieuse façon d’être, forme particulière du raffinement beyrouthin.

Longtemps considérée comme un chef-lieu de l’empire romain d’Orient, puis des emprises arabe et ottomane, cette ville, avec son œil de cyclope goulûment ouvert sur la Méditerranée, était en fait le siège permanent des contrastes propres aux pays du Levant.

Le monde de l’Occident se termine géographiquement avec la crête des vagues tièdes et crépues qui viennent lécher le littoral. Mais le monde qui y vit n’est pas encore ce peuple spécifique de l’Orient profond, passionné et confus, féru de religions et de fétichisme, imbu de traditions et de sordides calculs, orgueilleux et misérable, généreux et ignorant, fascinant et décevant tout à la fois, tel qu’en lui-même il s’affiche dans les territoires de l’Asie mineure.

La côte libanaise dont Beyrouth est un phare sur une avancée ne constitue que la frange d’un châle antique jeté sur le rivage. Elle en dépoussière les bords effilochés sur lesquels déteignent, atténuées par les macérations des siècles, les colorations plus denses d’un tissu à la trame cent fois métissée. Phénicienne, araméenne, romaine, byzantine, arabe et longtemps ottomane, elle fut et reste ce ressac où se diluent mille saveurs de civilisation et d’où découle une décoction exquise à jamais interdite aux alchimistes de l’extérieur.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut aborder l’énigmatique cité, encore moins la dépeindre, sauf que, pour en parler, il faudrait être du genre levantin au teint clair et au port altier vivant depuis des générations dans ce secteur des hauts quartiers. Chrétien et descendant patenté des fils de Phénicie et de Byzance, il représente avec son émule, le musulman sunnite, le vrai visage aux deux joues, aux deux yeux, aux deux oreilles de ce qui s’appelle la Beyrouth-ville.

Car la capitale du Liban islamo-chrétien ne fut jamais le point de rassemblement du peuple maronite, ainsi que se plaisent parfois à le mentionner les amateurs de slogans et les raccourcis des dictionnaires de poche. Les maronites sont restés essentiellement le peuple de la montagne, refuge partagé avec les druzes depuis que l’homme s’y installa à l’aube de l’ère moderne. À la création du Liban actuel qui colleta le « diable » du littoral avec « l’ange » de la montagne, tous les chrétiens du nouvel État se sont rangés par commodité politique sous l’étendard maronite, vu l’importance numérique de cette communauté aux traditions farouches et au caractère incertain. Cela pour la consommation du grand public et celle surtout des chancelleries occidentales.

Le clivage ethnique, à y regarder de plus près, s’en est plutôt trouvé revigoré. Car non seulement musulmans et chrétiens se sont affirmés mutuellement en brandissant leurs symboles respectifs – simpliste formule par rapport aux méandres des susceptibilités –, mais les différents rites à l’intérieur de chacune des deux confessions ont maintenu à bout de bras leur originalité propre et les spécificités de leurs doctrines.

D’aucuns ont cru malin de qualifier le panorama national « d’inquiétante futaie » groupant dix-huit communautés de colorations diverses. Les Libanais, en fait, tentaient, à leur corps défendant, une expérience absolument unique au monde : plus qu’un pays… une idée, « un message », aux dires de Jean-Paul II, que l’on mettait sur pied. Mais comme toutes les idées, elle fut dénigrée par ceux-là mêmes dont on attendait le moins la critique. Pourtant, l’indécence du Soleil et du bleu de la mer a permis à ce hamac multicolore de tanguer tranquillement durant un siècle sous la brise des plages »… jusqu’aux dates fatidiques qui ont jalonné l’année 2020.

Voilà ce qu’était Beyrouth après six mille ans d’existence. Voilà ce qui n’aurait jamais dû changer et qui nous désole en ces jours de déréliction.

Y reviendra-t-on jamais ? Ou bien nous faut-il tourner la page en déchirant notre passé ?

Je laisse au lecteur la faculté d’y rêver, d’espérer, d’y croire encore. Et je me sens petit, si petit… en ce Noël 2020.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

La tristesse et la nostalgie qui envahissent depuis des mois les habitants de notre capitale, côté est, me suggèrent, sans que ma volonté y soit pour quelque chose, de me reporter à un texte descriptif sur notre Beyrouth écrit il y a à peu près une quinzaine d’années.Paru dans l’un de mes romans, je le relisais l’autre soir, le cœur étreint et les larmes aux yeux, ne comprenant...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut