Faisons un rêve… Une brève évasion ne serait pas superflue dans ce climat de morosité rampante. Mais il faudra se résoudre à revenir rapidement aux incontournables réalités libanaises en acceptant de faire preuve d’une forte dose de lucidité.
Le thème de la laïcité est très en vogue depuis un certain temps sur la scène locale. Surtout parmi les jeunes, éléments moteurs de la contestation qui a soufflé sa première bougie il y a un peu moins de deux mois. Et pour cause : ce slogan est très accrocheur, très séduisant, et intellectuellement, il paraît en première analyse constituer un bon fondement pour une solution à la crise existentielle qui ébranle le pays depuis des décennies.
Le projet de laïcité totale, de dépassement des clivages confessionnels pour aboutir à une seule allégeance à caractère national n’est pas nouveau au Liban. Il avait constitué au début des années 70 le fer de lance d’une mouvance libérale regroupant alors le Parti démocrate de l’époque, le courant de l’ancien évêque grec-catholique de Beyrouth et fondateur du Mouvement social Grégoire Haddad, et le mouvement de L’Éveil – organisation estudiantine solidement implantée au sein de l’Université libanaise et fondée, entre autres, par Issam Khalifé, qui poursuivra son engagement syndical dans les rangs des professeurs de l’UL.
Cette mouvance laïque et libérale avait commencé à gagner du terrain avant le déclenchement de la guerre libanaise, mais essentiellement dans les milieux… chrétiens, à quelques exceptions près. Rapidement, surtout après avril 1975, il s’est avéré qu’elle était sensiblement déconnectée des réalités sociétales du « Liban profond » auxquelles elle n’a pas tardé à se heurter. Rien d’étonnant à cela lorsque l’on prend conscience du fait que le confessionnalisme – ou plutôt le communautarisme – en tant que participation de toutes les communautés au pouvoir, plus particulièrement les minorités communautaires, remonte au moins au XIXe siècle, à l’époque de l’Empire ottoman.
Si l’on se transpose à l’époque actuelle, il n’est pas difficile de constater que d’une manière générale, non seulement au Liban mais dans l’ensemble de la région, le fait confessionnel s’est encore plus renforcé et s’est enraciné dans le tissu social bien plus profondément qu’au début des années 70, avec une différence fondamentale et aggravante : l’émergence et/ou la consolidation de forces intégristes islamiques centrifuges et transnationales.
Le Hezbollah constitue à cet égard, dans le contexte actuel, un cas totalement à part du fait qu’il représente, depuis sa formation au milieu des années 80, la principale pièce maîtresse de la politique d’expansion régionale des gardiens de la révolution islamique iranienne.
C’est au niveau de ce dernier point que l’on pourrait donner libre cours à notre jeu onirique. Faisons le rêve de remplacer toute la classe politique actuelle par de nouveaux venus qui soient tous, sans exception, totalement laïcs, d’une intégrité irréprochable, bardés de diplômes, ayant les meilleures intentions possibles. Une réalité imparable s’imposerait de facto dans un tel cas de figure : tant que le Hezbollah demeure ce qu’il est aujourd’hui, cette nouvelle classe politique virtuelle se trouverait à moyen ou même à court terme dans une impasse similaire à celle qui plonge aujourd’hui le pays dans un marasme généralisé.
Dès sa formation, le Hezbollah a fait en effet le choix d’un ancrage aveugle au pouvoir des mollahs iraniens et sa doctrine politique stipule noir sur blanc que toute décision à caractère stratégique de sa part, dont notamment la décision de guerre et de paix, relève directement et de manière inconditionnelle du guide suprême de la révolution iranienne.
Pour rester fidèle à un tel positionnement au service des pasdaran, le parti pro-iranien ne saurait ainsi en aucun cas donner libre cours au projet d’édification d’un État central souverain, capable d’imposer réellement son autorité sur l’ensemble des composantes du spectre politique local. Le projet du Hezbollah est en effet l’antithèse de celui de la mise en place d’un État de droit et des institutions.
Tant que ce cordon ombilical doctrinal avec Téhéran n’aura pas été remis en question, le pouvoir central libanais demeurera otage du guide suprême iranien. Et, de manière concomitante, tant que les formations intégristes islamistes, aussi bien sunnites que chiites, continueront de se renforcer, tout slogan ou projet reposant sur le leitmotiv de la laïcité ne sera que pure chimère, ou pour certains (les manipulateurs de l’ombre, à distinguer des jeunes très sincères) de la poudre aux yeux cachant des desseins inavouables.
Le coup de maître du Hezbollah dans ce contexte est de faire diversion de sa responsabilité directe dans l’effondrement actuel, en focalisant toute l’attention de l’opinion et des médias tantôt sur le secteur bancaire, tantôt sur le gouverneur de la Banque du Liban, ou aussi sur la corruption de la classe dirigeante, la non-gouvernance et la négligence, etc. Et pendant que les feux de l’actualité sont braqués dans une autre direction, il poursuit patiemment et méthodiquement son entreprise de sape, de grignotage et de développement de son projet politique en se délectant des slogans de laïcité et de lutte contre la corruption.
commentaires (9)
Bien sûr, il n’est pas interdit de rêver et parler bien sûr de "laïcité", LE slogan lancé par tous les protagonistes de la guerre, et en son nom on a cherché à établir des petites entités confessionnelles. Au moins, la formation chiite annonce clairement ses intentions. Voyons voir, entre ce qu’a écrit M. Touma le 8 août 1980, avant même la création de la formation politico-militaire iranienne : …""MAIS TOUTE OPERATION DE CE GENRE ENTREPISE UNILATERALEMENT PAR UNE SEULE FACTION LIBANAISE, EN DEHORS DE TOUT CONSENSUS NATIONAL PREALABLE, CONSTITUERAIT UN VERITABLE DANGER POUR LES FONDEMENTS TRADITIONNELS DE L’ENTITE LIBANAISE ET PEUT-ETRE MEME UNE ENTRAVE AU RETABLISSEMENT DE L’INDEPENDANCE NATIONALE"". Et aujourd’hui : ""LE PROJET DU HEZBOLLAH EST EN EFFET L’ANTITHESE DE CELUI DE LA MISE EN PLACE D’UN ÉTAT DE DROIT ET DES INSTITUTIONS"". Pendant 40 ans donc, tous les chefs de guerre ont sapé l’autorité de l’Etat, pour que chacun renforce sa mainmise sur son canton. Pour quoi alors le reprocher au seul Hezb divin ? Au moins, ils ont le mérite de la clarté, car dans cet archipel libanais, de zones confessionnelles et parfois de non-droit, les pro-iraniens ont leur propre conception de la "laïcité", et qu’ils vont l’appliquer selon "les fondements traditionnels de l’entité libanaise".
L'ARCHIPEL LIBANAIS
16 h 46, le 08 décembre 2020