« J’ai rangé ton mug Disney dans l’armoire du haut, ainsi ton père ne le cassera pas en faisant la vaisselle. » C’était le vendredi 16 octobre, 3 jours avant mon grand départ pour Paris. Je m’étais préparé des mois à l’avance pour ce voyage, mais c’est avec cette remarque de ma mère que j’ai réalisé l’imminence du départ, et surtout sa durée indéterminée.
Jamais auparavant ma tasse Disney n’a quitté le deuxième tiroir du bas. Jamais auparavant ma chambre ne s’est vidée des piles de livres qui jonchaient chacun de ses coins. Jamais auparavant je n’ai rendu les ouvrages empruntés à l’Institut français de Jounieh sans en reprendre d’autres depuis l’âge de 5 ans. En fait, je n’ai pas pu le faire, et j’ai demandé à mes parents de les rendre pour moi en revenant de l’aéroport.
Me voilà donc, en ce 19 octobre, siège 23A côté hublot, sur ce Transavia Beyrouth-Paris. Je ne sais plus au-dessus de quels territoires, de quelles eaux, j’écris ces lignes, mais déjà bien loin de la côte de Beyrouth. Cette côte pour laquelle je me pliais en quatre à chaque décollage ou atterrissage pour pouvoir la voir, en me disant que Beyrouth est si belle de haut et de loin ; sa misère n’est visible que de près. Je ne peux même plus dire cela, elle est complètement défigurée de près comme de loin, après ce maudit 4 août.
Je me détourne de ce paysage. Je referme les yeux. Et je pense à mes parents laissés à l’entrée de l’aéroport. Je me revois tentant en vain de les raisonner, et les implorant de retenir leurs larmes, déjà versées en trombe pour mon frère, parti un mois plus tôt, essayant de les faire rire en leur disant sur un ton badin que ça y est : je ne serai plus là à vider l’eau chaude après chaque douche, à éteindre la télé, à rallumer la lumière, à mettre du Lara Fabian à fond, puis imposer le silence lorsque je bouquine toute la journée sur la terrasse… Mais le cœur n’y est pas. Tout ce que j’ai obtenu, c’est un petit sourire au coin de leurs lèvres. Être parent n’est certes pas facile. On oublie sa propre vie. On donne tout à ses enfants. On supporte leurs lubies et leurs caprices. Puis quand le jour vient où on les voit partir, où on peut avoir de nouveau du temps pour soi, on se rend compte qu’on ne sait plus faire, qu’on ne veut même pas d’une vie sans eux.
Je refoule les larmes qui me viennent enfin, et je repense à ce qui m’attend à Paris. Je serai interne en rhumatologie à la Pitié-Salpêtrière, 1er hôpital de France et 12e au monde dans le dernier classement international. Mon frère est déjà à la base militaire de Brest pour se spécialiser en architecture navale. Toutes nos économies en livres libanaises ne valent plus rien. Mes parents, à l’instar de tant d’autres, ont vu leur épargne d’une vie se réduire à une somme dérisoire en euros. Pourtant c’est le sourire aux lèvres, la détermination et l’espoir au cœur que mon frère et moi quittons le pays. Être un jeune au Liban aujourd’hui, c’est y vivre dans l’unique espoir de le quitter.
Toutes ces années d’études en médecine. Ces longues nuits blanches et ces journées hyper-caféinées, à retenir des pages et des pages, des livres et des articles, et à se former au plus noble des métiers. Douze ans passés sur les bancs de l’USJ et dans les couloirs de l’Hôtel-Dieu de France, pour finalement partir soigner un autre peuple...
Je me rappelle mon premier texte publié dans L’Orient-Le Jour, écrit pour marquer mon passage de la faculté de médecine à l’hôpital, en 6e année, et où je racontais ma volonté d’être à la hauteur des attentes de ma famille, et de celles du village entier. J’ai tout fait pour cela, mais c’est le pays qui n’était pas à la hauteur de mes attentes. Je le dis sans regret. Quand tu es un résident dans un hôpital au Liban en cette période, que tu soignes les blessés durant les manifestations, que tu effectues des gardes en réanimation en pleine pandémie, que tu vis dans l’angoisse continue de contaminer tes parents, et qu’arrive le 4 août, avec toute son atrocité, et que tu te retrouves face à des scènes d’horreur indescriptibles où tu te vois entasser des cadavres, choisir qui parmi les blessés sauver en premier… on ne peut pas te reprocher de vouloir partir…
« C’est d’abord à ton pays de tenir, envers toi, un certain nombre d’engagements […], sinon, tu ne lui dois rien. Ni attachement au sol ni salut au drapeau. » Ces phrases d’Amin Maalouf reviennent à mon esprit et se font l’écho de ma colère envers ce pays. Et je pense à ce qu’une amie m’a dit il y a quelques jours : « Le Liban ne produit rien, mais il produit des Libanais. »
Je pars donc sans regrets, sauf celui d’avoir laissé mes parents derrière moi. Mon père a plaisanté avant mon départ : « Ton frère, il bricolait tout à la maison, changeait les lampes, arrangeait les pannes d’électricité… Je l’ai remplacé par des techniciens ou l’aide d’un proche. Mais toi, comment te remplacer ? » Je pars donc dans l’espoir de faire venir mon père et ma mère à Paris, dès que j’aurais de quoi les faire vivre dignement. Je pars en espérant ne pas devoir les remplacer eux, par des photos accrochées aux murs et des prières du soir, avant d’avoir pu leur rendre ce qui leur est dû…
Je pars sans regrets, juste la peine au cœur. Les larmes commencent à tacher mon carnet. Sur le tee-shirt que je porte, cette phrase qui dit quand même : « Toutes les routes mènent à Beyrouth. »
Hanna FAHED, 29 ans, interne en rhumatologie, hôpital universitaire la Pitié-Salpêtrière AP-HP, Paris
Cher confrère, le Liban coule dans nos veines. Soyez courageux et portez haut les couleurs de la diaspora libanaise où que vous soyez. Il nous reste notre Courage et notre Fierté.
23 h 00, le 30 octobre 2020