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Société - Législation

La loi de préservation des quartiers sinistrés loin de faire l’unanimité

Dépourvue de vision globale et de plan d’urbanisme, la loi adoptée fin septembre au Parlement pour la protection et la reconstruction des secteurs dévastés risque de ne pas atteindre ses objectifs, mettent en garde des architectes militant pour la protection du patrimoine.

La loi de préservation des quartiers sinistrés loin de faire l’unanimité

Dans le périmètre du port, les destructions sont énormes. Patrick Baz/AFP

Le 30 septembre dernier, dans un objectif annoncé d’éviter tout changement démographique dans les quartiers beyrouthins meurtris, principalement chrétiens, le Parlement adoptait à l’unanimité la « loi de protection des zones sinistrées et de soutien à leur reconstruction suite à la double explosion du port de Beyrouth ». Un texte qui en gros gèle pour deux ans les transactions immobilières dans les quartiers du Port, de Medawar, Saïfi et Rmeil abritant un nombre important de demeures à caractère patrimonial. Cette loi impose notamment la création d’un comité exceptionnel dirigé par l’armée libanaise pour la bonne marche du processus d’assistance, la reconduction automatique pour une année des loyers dans ces zones afin de protéger les droits des locataires, et le déblocage d’un fonds gouvernemental de 1 500 milliards de livres libanaises pour compenser les habitants et les entreprises. Fruit d’une collaboration entre les deux grandes composantes chrétiennes adverses, les Forces libanaises et le Courant patriotique libre, cette loi ne fait pas pourtant l’unanimité. Trois architectes engagés dans la protection du patrimoine libanais ancien et moderne la décortiquent pour L’Orient-Le Jour, et mettent en exergue ses points positifs et ses failles. Nécessaire pour empêcher la gentrification, de l’avis du législateur, cette loi est jugée insuffisante en l’absence d’une vision globale qui protégerait aussi le tissu social et le patrimoine moderne des secteurs sinistrés, en l’absence aussi de la loi tant attendue sur les bâtiments patrimoniaux reléguée aux oubliettes, en l’absence enfin et surtout de fonds suffisants débloqués rapidement pour permettre à chacun de rebâtir son logement et de ne pas vendre son bien.

Manque de financement et non-application des lois
« Cette loi est une bonne chose », estime Youssef Haïdar, architecte, activiste et membre fondateur de l’initiative Beirut Heritage pour la préservation du patrimoine culturel de la capitale. Parce qu’elle « donne à l’armée le contrôle de l’action dans les quartiers dévastés en tant que coordinatrice principale », alors que se « multiplient les interventions chaotiques d’associations humanitaires sans aucun contrôle ». En même temps, la nouvelle législation accorde aux sinistrés des exemptions de taxes et d’impôts, « leur permettant d’aller de l’avant ». Sauf qu’il faut tenir compte de « deux gros problèmes : le manque de fonds pour la reconstruction et la non-application des lois ».

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Partant des estimations de la Direction générale des antiquités, l’architecte révèle qu’au moins 300 millions de dollars sont nécessaires pour réhabiliter les 700 bâtiments patrimoniaux dévastés, dont 80 en état de détérioration avancée. « Compte tenu des aides de l’Unesco et de l’Institut français du monde arabe, nous n’avons reçu que 200 000 dollars pour l’instant pour des projets bien spécifiques », note-t-il, se disant convaincu qu’ « aucune aide financière ne sera accordée au Liban avant le déblocage sur le plan économique ». M. Haïdar salue en revanche le gel des transactions immobilières imposé par la loi. « L’interdiction de vendre est indispensable pour contrer d’éventuels projets privés susceptibles de défigurer les quartiers beyrouthins », dit-il, en référence au projet immobilier controversé de Solidere, au centre-ville de Beyrouth. Et comme la préservation des zones sinistrées ne peut se faire sans le respect du caractère et des habitants des quartiers, « il est impératif de donner à ces derniers les moyens de rester chez eux et de reconstruire », insiste-t-il.

Reconstruire le tissu urbain aussi
« Cette loi est extrêmement décevante. » Le constat de Hala Younès est formel. Cette architecte et géographe, membre du Centre arabe d’architecture (ACA), une association de préservation et de dissémination du patrimoine arabe moderne, évoque pourtant une loi ambitieuse qui veut redonner vie aux quartiers détruits. Sauf qu’à la lecture du texte, elle constate que la commission de pilotage est « floue », constituée d’un « ramassis » de ministères pour la distribution des fonds, sans « la moindre figure » jouissant d’un tant soit peu de crédibilité. « Cela ne fait pas une reconstruction ! » martèle-t-elle. « L’armée libanaise n’a pas pour mission de préserver et reconstruire. Elle n’est pas habilitée à le faire. Et la distribution des assistances risque de faire l’objet de tiraillements et de favoritisme », observe-t-elle, insistant sur la nécessité d’impliquer des personnes et des institutions jouissant d’une vision et d’une stratégie dans ce sens. Autre point qui interpelle particulièrement Hala Younès, l’engagement de la nouvelle législation à protéger les bâtiments patrimoniaux et classés. « Que veut-on dire par bâtiments patrimoniaux et classés ?

Les a-t-on définis au préalable ? » demande-t-elle. Et puis, à la suite de la catastrophe de Beyrouth, « il ne suffit pas de reconstruire le bâtiment seulement, mais le tissu urbain aussi », insiste-t-elle. C’est dans ce cadre qu’elle regrette « l’absence d’un plan d’urbanisme qui aurait permis de sauvegarder non seulement les quartiers dévastés, mais aussi l’ensemble de la capitale », compte tenu que les zones épargnées sont, elles aussi, en ligne de mire des promoteurs immobiliers.

Selon l’architecte Youssef Haïdar, au moins 300 millions de dollars sont nécessaires pour réhabiliter les 700 bâtiments patrimoniaux dévastés, dont 80 en état de détérioration avancée.

Quid de la loi de protection des bâtiments classés ?

« Interdire la vente et l’achat sur deux ans est une injustice sociale flagrante. » C’est ainsi que l’architecte Fadlallah Dagher, membre de l’Association de protection des sites et anciennes demeures au Liban (Apsad), réagit à la loi censée préserver les quartiers meurtris par la double explosion. Une injustice parce que les habitants de ces quartiers « étaient déjà épuisés sur le plan économique, vu la crise et le chômage ». Et que « la destruction de leurs logements vient s’ajouter à leur misère », avec, en prime, l’interdiction de vente. « Cela signifie que les ventes auront quand même lieu, effectives dans deux ans, à des prix sacrifiés parce que, en l’absence d’aides conséquentes, les gens n’ont pas les moyens de remettre en état leurs biens », déplore l’activiste. Revenant sur les 1 500 milliards de livres libanaises promises par la loi pour la reconstruction (environ 995 millions de dollars au taux officiel de 1 507 LL, mais seulement 185 millions au taux du marché noir), M. Dagher considère cette somme dérisoire. « On ne peut rien faire avec », regrette-t-il, rappelant que « selon la Banque mondiale, les dégâts des bâtiments sont estimés à 2 milliards de dollars, et l’ensemble des pertes dues à l’explosion à 8 milliards de dollars. » L’architecte se penche enfin sur la volonté de la législation de protéger les bâtiments à caractère patrimonial conformément à la loi. « Or, comment définit-on les demeures patrimoniales ?

La seule loi en vigueur date de 1933. Et le projet de loi pour la protection des bâtiments patrimoniaux (adopté en 2017 par le gouvernement, fruit d’une initiative des anciens ministres de la Culture Rony Araïji et Ghattas Khoury, NDLR) n’a jamais vu le jour. Il a été relégué aux oubliettes des commissions du Parlement », gronde-t-il, évoquant « un vide législatif » sur la question. Il proposait pourtant l’indemnisation des propriétaires de demeures classées sous forme d’achat du coefficient d’exploitation, notamment. Un moyen de protéger les belles demeures meurtries, anciennes et modernes, tout en rendant justice à leurs propriétaires.

Le 30 septembre dernier, dans un objectif annoncé d’éviter tout changement démographique dans les quartiers beyrouthins meurtris, principalement chrétiens, le Parlement adoptait à l’unanimité la « loi de protection des zones sinistrées et de soutien à leur reconstruction suite à la double explosion du port de Beyrouth ». Un texte qui en gros gèle pour deux ans les...

commentaires (2)

Faire passer des lois sans aucune vision est politiquement immature . Cette loi est surtout démagogique et ne résout pas le problème. Si un propriétaire n’ a pas les moyens de réparer, ne reçoit pas d’ aides nécessaires et de surcroit ne peut pas vendre, son bien restera sinistré, et le quartier sera parsemé de maisons et immeubles éventrés.

Nayla De Freige

09 h 25, le 21 octobre 2020

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Commentaires (2)

  • Faire passer des lois sans aucune vision est politiquement immature . Cette loi est surtout démagogique et ne résout pas le problème. Si un propriétaire n’ a pas les moyens de réparer, ne reçoit pas d’ aides nécessaires et de surcroit ne peut pas vendre, son bien restera sinistré, et le quartier sera parsemé de maisons et immeubles éventrés.

    Nayla De Freige

    09 h 25, le 21 octobre 2020

  • Quel dommage que cette loi de 2017 n'ait jamais été appliquée. Elle aurait permis d'éviter pas mal de destructions !

    In Lebanon we (still) Trust

    18 h 01, le 19 octobre 2020

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