Les politiciens libanais ne manquent jamais une occasion de déconcerter les observateurs et analystes de la vie politique libanaise : après plus de dix ans de tiraillements sans fin sur le dossier des frontières maritimes et terrestres avec Israël, le président de la Chambre des députés, Nabih Berry, a soudainement déclaré, la semaine dernière, que Beyrouth était prêt « à tracer les frontières maritimes du Liban et celles de la zone économique exclusive (ZEE) en utilisant la même procédure qui a été utilisée pour tracer la ligne bleue sous la supervision des Nations unies ».
De fait, ce problème ancien était déjà perceptible lors du retrait d’Israël du Liban en 2000 : le pendant maritime de cette frontière terrestre, toujours contestée en partie par le Liban, formait de fait un angle aigu se traduisant par un empiétement d’environ 860 kilomètres carrés sur la zone économique libanaise. Mais à l’époque, le potentiel gazier de ces eaux n’ayant pas encore été décelé, cela était largement passé inaperçu. C’était encore le cas en 2007, lorsque Beyrouth signe un accord avec Chypre concernant la délimitation de leurs ZEE respectives. Et le Liban a attendu jusqu’en 2011, peu après l’officialisation d’un accord similaire israélo-chypriote qui reprenait le tracé israélien de la frontière maritime avec le Liban, pour déposer une plainte auprès de l’ONU. Cette dernière se montrant peu intéressée à poursuivre l’affaire, les États-Unis ont rapidement exprimé leur volonté de jouer un rôle de médiation pour parvenir à un accord de compromis qui permettrait au Liban de sécuriser la moitié du territoire maritime contesté, sans aucun résultat jusque-là. Alors, pourquoi la donne a-t-elle soudainement changé ?
Curieux timing
Car si Israël a toujours pressé pour conclure un accord, les responsables libanais hésitants ont de leur côté continué à marchander et à frustrer les médiateurs américains à de multiples reprises. Cela a encore été le cas à l’été 2019, lorsque les bons offices du diplomate américain David Satterfield pour relancer les pourparlers ont échoué, Nabih Berry n’ayant selon toute vraisemblance pas reçu l’autorisation du Hezbollah pour reprendre les négociations et les mener à bien. Il y a désormais des raisons de penser que sur ce point la donne a changé.
Quant aux raisons qui justifient que cela soit le président de la Chambre et leader d’Amal, et non la présidence de la République, qui gère personnellement ce dossier depuis dix ans, il soulève des questions auxquelles personne ne semble vouloir répondre. Car si du côté du Hezbollah, l’intérêt de voir ce dossier géré par son principal allié politique est évident, cet intérêt est sans doute aussi partagé par les autres parties, et notamment les Américains. Partant du principe que le Hezbollah contrôle le Liban, et qu’ils ne sont pas en bons termes avec ses dirigeants, ils trouvent en effet pratique de traiter directement avec leur partenaire, qui joue de facto un rôle de messager et de porte-parole.Il reste que le timing de la relance des négociations est curieux et ne peut s’expliquer que par une conjonction de facteurs liés à l’actualité. Côté américain, cet empressement à relancer les négociations fait suite aux accords de normalisation déjà annoncés par les Émirats arabes unis et Bahreïn avec Israël. Il pourrait aussi s’expliquer par l’approche de l’élection présidentielle, même s’il est peu probable que les pourparlers aient un impact quelconque sur des électeurs surtout préoccupés par les questions intérieures. Cet empressement américain est naturellement bien vu côté israélien, et la présence à la session inaugurale de David Schenker, secrétaire d’État adjoint pour les Affaires du Proche-Orient et prosioniste convaincu (notamment lorsqu’il œuvrait pour le Washington Institute for Near East Policy, un laboratoire d’idées pro-israélien) est un élément à souligner. Quant au fait que le Liban ait finalement accepté les pourparlers après s’être disputé sur ce sujet pendant une décennie, cela confirme ce que nous savons sur la classe politique libanaise : malgré les démentis de M. Berry sur ce point, on ne peut que constater que ce revirement intervient peu après les sanctions américaines contre l’ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil, un proche du leader d’Amal. Il reste que si Beyrouth a expressément affirmé lier les négociations sur les frontières maritimes avec celles sur les frontières terrestres, le Hezbollah ne ménagera sans doute aucun effort pour faire dérailler ce dernier volet. Car une résolution définitive de ce dossier enlèverait de facto à sa branche militaire sa raison d’être. La Syrie pourrait ici jouer un rôle opportun pour servir l’agenda iranien, en ne renonçant pas à ses prétentions sur les hameaux de Chebaa et en ne fournissant pas de cartes prouvant les droits du Liban sur ces terres.
Nécessaire réforme
En dépit de ces éléments, il y a néanmoins des chances que le seul volet maritime des négociations sur la délimitation des frontières aboutisse. Car le Liban a déjà perdu un temps précieux : le champ gazier de Tamar est entré en production en 2013 et l’infrastructure gazière du pays est bien développée. Et même si le Liban n’a pas encore de réserves prouvées, le potentiel de la seule zone contestée (au sein du bloc 9), qui chevauche le plus important champ gazier d’Israël (Leviathan), est parfois estimé à plusieurs centaines de milliards de dollars.
Un accord sur les frontières aurait aussi pour avantage de remobiliser les partenaires industriels du pays. En avril dernier, le consortium composé de Total, Eni et Novatek, qui a remporté un appel d’offres pour explorer le potentiel gazier du Liban, a annoncé qu’un premier forage exploratoire mené dans le bloc 4 n’avait pas donné de résultats concluants. Or c’est la persistance du litige frontalier qui avait empêché de forer dans le bloc 9, jugé plus prometteur. Il ne fait donc aucun doute que les chefs confessionnels du Liban sont impatients de voir la résolution du conflit maritime du pays avec Israël, même s’il est peu probable qu’ils vivent assez longtemps pour profiter des dividendes de la richesse gazière. Ils espèrent peut-être que leurs héritiers seront ceux qui en récolteront les bénéfices. C’est là tout le paradoxe dans un Liban qui traverse une crise économique et sociale sans précédent : sans réforme politique interne, la relance des négociations et l’éventuelle accélération du processus d’exploitation des hydrocarbures au Liban pourraient en effet s’avérer être une aubaine pour une classe politique qui a démontré une ténacité semblable à sa rapacité, plutôt que pour une société civile libanaise qui peine jusque-là à s’affirmer et faire valoir ses droits.
Par Hilal KHASHAN
Professeur de sciences politiques à l’Université américaine de Beyrouth. Dernier ouvrage : « Hezbollah: A Mission to Nowhere » (Lexington Books, 2019).
Il y a longtemps que malheureusement le mot espoir a disparu du Larousse libanais. Plus personne n'attend un miracle de la part de ses dirigeants qui ont déçus depuis des décennies. Gaz ou pas gaz, il faut se rendre à l'évidence que rien ne changera dans ce pays Ce sont les mêmes qui s'enrichissent et les mêmes qui s'appauvrissent.
17 h 21, le 12 octobre 2020