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Politique - Analyse

Le Liban, ce pays où la géopolitique est une maladie

La prise en compte des interférences étrangères est une composante à part entière de l’identité libanaise qui a toutefois tendance à fausser l’analyse de certains événements et à favoriser le statu quo.


Le Liban, ce pays où la géopolitique est une maladie

Trois Libanais recouverts d’un drapeau au cours des manifestations de 2019. Photo AFP

C’était il y a un an. Les événements de Qabr Chmoun avaient secoué le Liban pendant l’été. Walid Joumblatt nous avait reçus chez lui, à Clemenceau, pour nous raconter comment il avait vécu cet épisode d’escalade, rapidement contrôlé, dans la Montagne*. « Est-ce que toute cette histoire est liée, selon vous, à des considérations géopolitiques ? » avais-je demandé au leader druze. « Tu es idiot ou quoi? Tout est géopolitique au Liban », m’avait-il répondu sans la moindre hésitation.

Sa réponse m’avait interloqué. Était-il vraiment convaincu que les provocations de Gebran Bassil dans la Montagne et la fusillade qui s’en était suivie étaient liées à des « considérations géopolitiques » ou cherchait-il juste à noyer le poisson ? Certes, Walid Joumblatt est l’une des voix libanaises les plus critiques contre le régime de Damas et un opposant affirmé à « l’axe de la résistance ». Mais compte tenu du contexte régional, Damas et Téhéran n’avaient-ils pas d’autres chats à fouetter que de provoquer une escalade dans un petit village du caza de Aley ? L’incident de Qabr Chmoun n’était-il pas surtout lié à la volonté du chef du CPL de changer l’équation dans la Montagne en s’en prenant à la suprématie joumblattienne ?

« Tout est possible », m’avait assuré un collègue. Tout est toujours possible au Liban, si l’on en croit les commentateurs. Et c’est bien là le problème. C’est au nom de cette idée, pour le moins simpliste mais difficilement réfutable, que chaque événement qui se déroule ici est perçu par une part non négligeable de la population comme la conséquence d’une grande lutte entre puissances régionales et internationales. La crise économique ? Le résultat de la guerre américaine contre le Hezbollah. La double explosion du port ? Une attaque israélienne contre un dépôt d’armes de la milice chiite. L’aide internationale ? Elle dépend de la guerre des axes, et de la normalisation entre Israël et les pays du Golfe. L’initiative française ? Une volonté d’empêcher la Turquie de mettre la main sur les ressources gazières en Méditerranée orientale.

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Ailleurs, la géopolitique est une science. Ici, c’est une maladie qui relève parfois – souvent même – de la théorie du complot. On retrouve ce type de discours dans toutes les classes sociales et dans toutes les communautés, dans les conversations de salon comme dans les médias mainstream. Si ce genre de thèses a le vent en poupe un peu partout dans le monde, leur succès est particulièrement problématique dans le contexte libanais où elles profitent d’un environnement où, pour des raisons historiques et géographiques, les frontières demeurent floues entre ce qui relève de l’interne et de l’externe.

Le mal est ici plus profond qu’il n’y paraît, et la perception de chaque événement comme le produit d’une interférence étrangère n’a rien d’un épiphénomène. Il s’explique, entre autres, par le fait que la géopolitique est une composante à part entière de l’identité libanaise. L’entité libanaise a vécu, pendant des siècles, au rythme des interférences extérieures jusqu’à devenir, dans son histoire plus moderne, le théâtre d’une lutte d’influence dans laquelle chaque communauté s’appuie ou se laisse orienter, selon la perception que l’on en a, par un parrain extérieur. C’était vrai tout au long du XIXe siècle et ça l’est toujours, même si dans une moindre mesure, aujourd’hui.

« Je parle aux Américains… donc je suis »

Les puissances extérieures ont joué un rôle de premier plan dans la fondation du Liban moderne et dans son développement tout au long du XXe siècle – même si celui-ci ne doit pas être exagéré – au point de devenir une composante structurante du débat politico-sociétal. Au point que les Libanais ont souvent du mal à concevoir qu’une affaire puisse être fondamentalement libano-libanaise. Comment le pourraient-ils d’ailleurs quand le parti qui domine la scène locale répond, en grande partie, à l’agenda d’une puissance extérieure ? Ou quand ils voient leur Premier ministre, à l’époque Saad Hariri, être retenu en otage par l’Arabie saoudite pour le contraindre à modifier sa ligne politique ? Ou encore quand le président français Emmanuel Macron convoque les chefs des partis politiques à la Résidence des Pins, dans une symbolique qui donne l’impression d’un retour du mandat, un siècle après la proclamation du Grand Liban dans ce même lieu ? Tous ces exemples ne sont pas comparables tant dans les intentions des puissances concernées que dans la nature du rapport entre les chefs locaux et les parrains extérieurs qu’ils impliquent. Mais la nuance est un bien fragile qui résiste rarement au poids des mémoires individuelles et à la psyché collective. C’est parce que les Libanais ont déjà vécu les bombardements israéliens, les assassinats politiques commandités par les Syriens et les règlements de comptes régionaux qu’ils ont tendance à voir partout et tout le temps la main de l’étranger. C’est aussi parce que l’accès à l’information est difficile et que celle-ci est souvent orientée, et que nombre de questions légitimes n’ont pas de réponses claires que ce type d’analyse reçoit un écho particulier.

Les récits sur la « mou’amara » (complot) ont jalonné la guerre civile, chaque camp s’estimant victime de celle-ci, et inspiré certaines œuvres culturelles. Cette vision des choses est largement alimentée par les chefs locaux, principalement pour deux raisons. Cela leur permet, d’une part, de ne pas assumer leurs responsabilités face à l’échec en l’attribuant constamment à l’extérieur. C’est constitutif, d’autre part, de la façon dont ils perçoivent la gouvernance libanaise et de la nature du pouvoir qu’ils ont avec leur clientèle. Si, par exemple, aucun parti politique n’a rejeté l’initiative française, c’est autant pour des raisons tactiques que du fait de l’essence même de la gouvernance libanaise qui appelle constamment à un arbitrage extérieur. Les chefs libanais acceptent d’être, dans une certaine mesure, les marionnettes des puissances extérieures puisque c’est en partie de cette relation qu’ils puisent leur légitimité auprès de leur clientèle. On pourrait résumer la logique comme suit : « Je parle aux Américains… donc je suis. »

La thaoura comme antithèse

Quel est le problème alors si tout le monde accepte la règle du jeu ? Il est double, si l’on s’en tient à l’essentiel. Un : les problématiques sont souvent mal comprises puisque appréhendées toujours à partir d’une vision géopolitique. Les faits sont en permanence remis en question au profit de théories appuyées le plus souvent par des analyses douteuses. Deux : il en ressort l’idée que, puisque tout dépend de l’extérieur, il n’est pas possible de faire bouger les choses depuis l’intérieur. La population devient spectatrice de sa propre histoire, elle se résout à n’être que l’objet des « forces externes ». Le sentiment d’impuissance favorise l’apathie collective, si bien que la lecture géopolitique devient le principal allié du statu quo. Pourquoi manifester si, dans tous les cas, tout se décide à l’extérieur ?

La thaoura, dans son esprit, est l’antithèse de cette logique, une libération intellectuelle et politique par rapport aux considérations extérieures. Mais elle s’est notamment heurtée à la persistance de cette grille de lecture chez une majorité de la population et au fait que les révolutionnaires ont pour leur part eu tendance à en minimiser l’importance. L’échec, au moins pour le moment, de l’initiative française en est la preuve puisqu’il peut être imputé autant à une situation locale, où les leaders communautaires se regardent en chiens de faïence, qu’à un contexte régional par rapport auquel tout le monde cherche à améliorer ou bien à défendre ces positions. Paris voulait faire sortir la géopolitique par la porte, elle est revenue par la fenêtre.

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S’il est ainsi problématique de voir des interférences étrangères derrière chaque événement, il l’est tout autant de ne pas prendre en compte le fait que celles-ci existent et qu’elles sont une composante essentielle de la politique locale. À tel point qu’il est parfois très difficile de répondre à cette question pourtant primordiale : où commence et où s’arrête la géopolitique au Liban ?

*Une fusillade avait éclaté le 30 juin 2019 dans ce village du caza de Aley, tuant deux gardes du corps du ministre d’État pour les Affaires des déplacés Saleh Gharib, proche de Talal Arslane, et blessant un militant du Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt. L’incident s’était produit lors d’une tournée du chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, gendre du président Michel Aoun et allié politique de M. Arslane.

C’était il y a un an. Les événements de Qabr Chmoun avaient secoué le Liban pendant l’été. Walid Joumblatt nous avait reçus chez lui, à Clemenceau, pour nous raconter comment il avait vécu cet épisode d’escalade, rapidement contrôlé, dans la Montagne*. « Est-ce que toute cette histoire est liée, selon vous, à des considérations géopolitiques ? » avais-je demandé...

commentaires (9)

Ce n'est pas une maladie. C'est haida el marad. En référence à la tradition libanaise de ne pas nommer un mal incurable par son nom. Entendez le cancer.

PPZZ58

20 h 11, le 08 octobre 2020

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Commentaires (9)

  • Ce n'est pas une maladie. C'est haida el marad. En référence à la tradition libanaise de ne pas nommer un mal incurable par son nom. Entendez le cancer.

    PPZZ58

    20 h 11, le 08 octobre 2020

  • ...""La crise économique ? Le résultat de la guerre américaine contre le Hezbollah. La double explosion du port ? Une attaque israélienne contre un dépôt d’armes de la milice chiite. L’aide internationale ?""....... La double explosion du port n’est donc pas un accident ! Pour le chef politique et militaire de la communauté druze, quand il affirme que tout est géopolitique au Liban, ce n’est qu’une façon pour se déresponsabiliser d’une guerre impitoyable, mais par le même aveu, il aggrave son cas. Sa mainmise sur le canton du Chouf-Aley, ne s’est faite sûrement sans l’appui des Israéliens et des Syriens, quand ces derniers lui assurait un mode de scrutin propre à sa région. Qu’on le veuille ou non, nous vivons les séquelles de l’occupation syrienne et sa mutation actuelle, et quelle fierté à tirer d’être à la solde d’une force étrangère.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    19 h 20, le 07 octobre 2020

  • CE N,EST PAS LA GEOPOLITIQUE QUI EST NOTRE MALADIE MAIS LE CANCER ET LA GANGRENE QUI IMPORTENT LES PROBLEMES DES AUTRES ET LES FONT NOTRES. TOUS NOS ABRUTIS ELUS OU IMPOSES ET LES MERCENAIRES LEURS COMPLICES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    15 h 24, le 07 octobre 2020

  • Il faut dire aussi que le Libanais a souvent tendance à prendre son petit pays de rien du tout comme le centre du monde! Cela me rappelle une anecdote à propos d'un certain Libanais de la montagne qui disait à son ami: l'Amérique a besoin de l'approbation (badda rada...) de khwéja Rachid! Et l'ami de répondre: comment ça? Eh! bien, rétorque l'autre, l'Amérique n'accorde-t-elle pas la plus grande importance au pétrole? Khwéja Rachid a trois stations d'essence!

    Georges MELKI

    15 h 15, le 07 octobre 2020

  • A force de voir partout des complots et ne jamais se remettre en cause, le Liban va à sa perte. Le fait de choisir son zaim et le suivre aveuglement n'est pas du fait de l'extérieur. Le fait de laisser des mafias diriger le pays n'est pas un complot. C'est la faute au peuple qui a laisser faire. Après tout c'est lui qui les a fait arriver au pouvoir.

    KASSIS Nayla

    14 h 45, le 07 octobre 2020

  • le Liban est entouré de pays hostiles les uns aux autres , belliqueux contre nous , dans une région explosive où les espions pullulent . Comment pouvez-vous penser un seul instant qu'il n'y a pas complot ?

    Chucri Abboud

    13 h 24, le 07 octobre 2020

  • Le Liban a besoin d’un dictateur patriotique qui viendrait casser toutes les croyances inoculées depuis des siècles et prôner le nationalisme et le patriotisme de chacun des libanais en instaurant une justice et des droits pour tous pour éradiquer les traitres qui utilisent leur confession comme subterfuge pour diviser le peuple et régner en maître pour servir les intérêts des autres pays qui ne veulent pas  le bien du nôtre. Le jour où chaque libanais connaîtra ses droits et ses devoirs envers son pays, et que ses droits sont respectés quelque soit son statut social et sa confession, il n’y aura plus de Zaims pour prendre le relais et tomberont d’eux mêmes fautes d’arguments. Je vois déjà un homme capable d’inverser la vapeur et d’instaurer un état digne de ce nom. Encore faut il qu’il accepte de prendre le risque de s’aventurer alors que les armes et les explosifs semés un peu partout ne le dissuade de franchir le pas. Pour cela il faut que les citoyens exigent que toutes les armes soient déposées et que seuls les ayants droits puissent veiller sur la sécurité du pays après une purgation des éléments nocifs des vendus désignés par les traitres à des postes qu’ils ne méritent pas d’occuper. ÇA S’APPELLE UNE RÉVOLUTION, UNE VRAIE ET SANS RELÂCHE JUSQU’À LA VICTOIRE

    Sissi zayyat

    11 h 25, le 07 octobre 2020

  • Le Liban est a la croisée des civilisations, des religions et des intérêts économiques internationaux, tout au long de son histoire. D’où les ingérences étrangères pour les diverses raisons que chaque pays a pour y intervenir. Notre problème essentielle est l'acceptation par nos politiciens locaux de se laisser soumettre a de telles interventions et de vendre ses services a la destructions des intérêts nationaux pour les siens propres et étrangers. Un autre problème est qu'ne partie de la population a malheureusement reniée son appartenance a ce pays. Le Liban est le seul état qui a en son sein des partis politiques dont l’idéologie est sa destruction et c'est accepté! Pour finir, nous sommes les rois des solutions du "ni vainqueurs ni vaincus" qui au final n'a conduit qu'a des catastrophes. Le pays ne s'en sortira que s'il y a un vainqueur et un vaincu et alors le vainqueur bâtira l’état qui lui sied. Seule une guerre peut changer le status quo. C'est maintenant que cela doit se faire. Le Hezbollah et la mafia qu'il gère ne remettrons jamais leurs armes ou leurs pouvoirs pour les beaux yeux de quiconque. La corruption qui est le fait de cette milice et des politiciens présents ne se résorbera jamais en leur présence. Il n'y aura que trois issue: 1- Le Hezbollah transforme le pays en une république islamique. 2- Le partage du pays en divers états communautaires, 3- Victoires des souverainistes qui établissent un état Libanais en bonne est due forme.

    Pierre Hadjigeorgiou

    09 h 22, le 07 octobre 2020

  • C'est bien pour cette raison que lorsqu'on parle d'un Liban neutre, on rêve, tout simplement... sauf s'ils se détachent tous de leurs parrains, en même temps...

    NAUFAL SORAYA

    06 h 40, le 07 octobre 2020

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