C’était il y a un an. Les événements de Qabr Chmoun avaient secoué le Liban pendant l’été. Walid Joumblatt nous avait reçus chez lui, à Clemenceau, pour nous raconter comment il avait vécu cet épisode d’escalade, rapidement contrôlé, dans la Montagne*. « Est-ce que toute cette histoire est liée, selon vous, à des considérations géopolitiques ? » avais-je demandé au leader druze. « Tu es idiot ou quoi? Tout est géopolitique au Liban », m’avait-il répondu sans la moindre hésitation.
Sa réponse m’avait interloqué. Était-il vraiment convaincu que les provocations de Gebran Bassil dans la Montagne et la fusillade qui s’en était suivie étaient liées à des « considérations géopolitiques » ou cherchait-il juste à noyer le poisson ? Certes, Walid Joumblatt est l’une des voix libanaises les plus critiques contre le régime de Damas et un opposant affirmé à « l’axe de la résistance ». Mais compte tenu du contexte régional, Damas et Téhéran n’avaient-ils pas d’autres chats à fouetter que de provoquer une escalade dans un petit village du caza de Aley ? L’incident de Qabr Chmoun n’était-il pas surtout lié à la volonté du chef du CPL de changer l’équation dans la Montagne en s’en prenant à la suprématie joumblattienne ?
« Tout est possible », m’avait assuré un collègue. Tout est toujours possible au Liban, si l’on en croit les commentateurs. Et c’est bien là le problème. C’est au nom de cette idée, pour le moins simpliste mais difficilement réfutable, que chaque événement qui se déroule ici est perçu par une part non négligeable de la population comme la conséquence d’une grande lutte entre puissances régionales et internationales. La crise économique ? Le résultat de la guerre américaine contre le Hezbollah. La double explosion du port ? Une attaque israélienne contre un dépôt d’armes de la milice chiite. L’aide internationale ? Elle dépend de la guerre des axes, et de la normalisation entre Israël et les pays du Golfe. L’initiative française ? Une volonté d’empêcher la Turquie de mettre la main sur les ressources gazières en Méditerranée orientale.
Ailleurs, la géopolitique est une science. Ici, c’est une maladie qui relève parfois – souvent même – de la théorie du complot. On retrouve ce type de discours dans toutes les classes sociales et dans toutes les communautés, dans les conversations de salon comme dans les médias mainstream. Si ce genre de thèses a le vent en poupe un peu partout dans le monde, leur succès est particulièrement problématique dans le contexte libanais où elles profitent d’un environnement où, pour des raisons historiques et géographiques, les frontières demeurent floues entre ce qui relève de l’interne et de l’externe.
Le mal est ici plus profond qu’il n’y paraît, et la perception de chaque événement comme le produit d’une interférence étrangère n’a rien d’un épiphénomène. Il s’explique, entre autres, par le fait que la géopolitique est une composante à part entière de l’identité libanaise. L’entité libanaise a vécu, pendant des siècles, au rythme des interférences extérieures jusqu’à devenir, dans son histoire plus moderne, le théâtre d’une lutte d’influence dans laquelle chaque communauté s’appuie ou se laisse orienter, selon la perception que l’on en a, par un parrain extérieur. C’était vrai tout au long du XIXe siècle et ça l’est toujours, même si dans une moindre mesure, aujourd’hui.
« Je parle aux Américains… donc je suis »
Les puissances extérieures ont joué un rôle de premier plan dans la fondation du Liban moderne et dans son développement tout au long du XXe siècle – même si celui-ci ne doit pas être exagéré – au point de devenir une composante structurante du débat politico-sociétal. Au point que les Libanais ont souvent du mal à concevoir qu’une affaire puisse être fondamentalement libano-libanaise. Comment le pourraient-ils d’ailleurs quand le parti qui domine la scène locale répond, en grande partie, à l’agenda d’une puissance extérieure ? Ou quand ils voient leur Premier ministre, à l’époque Saad Hariri, être retenu en otage par l’Arabie saoudite pour le contraindre à modifier sa ligne politique ? Ou encore quand le président français Emmanuel Macron convoque les chefs des partis politiques à la Résidence des Pins, dans une symbolique qui donne l’impression d’un retour du mandat, un siècle après la proclamation du Grand Liban dans ce même lieu ? Tous ces exemples ne sont pas comparables tant dans les intentions des puissances concernées que dans la nature du rapport entre les chefs locaux et les parrains extérieurs qu’ils impliquent. Mais la nuance est un bien fragile qui résiste rarement au poids des mémoires individuelles et à la psyché collective. C’est parce que les Libanais ont déjà vécu les bombardements israéliens, les assassinats politiques commandités par les Syriens et les règlements de comptes régionaux qu’ils ont tendance à voir partout et tout le temps la main de l’étranger. C’est aussi parce que l’accès à l’information est difficile et que celle-ci est souvent orientée, et que nombre de questions légitimes n’ont pas de réponses claires que ce type d’analyse reçoit un écho particulier.
Les récits sur la « mou’amara » (complot) ont jalonné la guerre civile, chaque camp s’estimant victime de celle-ci, et inspiré certaines œuvres culturelles. Cette vision des choses est largement alimentée par les chefs locaux, principalement pour deux raisons. Cela leur permet, d’une part, de ne pas assumer leurs responsabilités face à l’échec en l’attribuant constamment à l’extérieur. C’est constitutif, d’autre part, de la façon dont ils perçoivent la gouvernance libanaise et de la nature du pouvoir qu’ils ont avec leur clientèle. Si, par exemple, aucun parti politique n’a rejeté l’initiative française, c’est autant pour des raisons tactiques que du fait de l’essence même de la gouvernance libanaise qui appelle constamment à un arbitrage extérieur. Les chefs libanais acceptent d’être, dans une certaine mesure, les marionnettes des puissances extérieures puisque c’est en partie de cette relation qu’ils puisent leur légitimité auprès de leur clientèle. On pourrait résumer la logique comme suit : « Je parle aux Américains… donc je suis. »
La thaoura comme antithèse
Quel est le problème alors si tout le monde accepte la règle du jeu ? Il est double, si l’on s’en tient à l’essentiel. Un : les problématiques sont souvent mal comprises puisque appréhendées toujours à partir d’une vision géopolitique. Les faits sont en permanence remis en question au profit de théories appuyées le plus souvent par des analyses douteuses. Deux : il en ressort l’idée que, puisque tout dépend de l’extérieur, il n’est pas possible de faire bouger les choses depuis l’intérieur. La population devient spectatrice de sa propre histoire, elle se résout à n’être que l’objet des « forces externes ». Le sentiment d’impuissance favorise l’apathie collective, si bien que la lecture géopolitique devient le principal allié du statu quo. Pourquoi manifester si, dans tous les cas, tout se décide à l’extérieur ?
La thaoura, dans son esprit, est l’antithèse de cette logique, une libération intellectuelle et politique par rapport aux considérations extérieures. Mais elle s’est notamment heurtée à la persistance de cette grille de lecture chez une majorité de la population et au fait que les révolutionnaires ont pour leur part eu tendance à en minimiser l’importance. L’échec, au moins pour le moment, de l’initiative française en est la preuve puisqu’il peut être imputé autant à une situation locale, où les leaders communautaires se regardent en chiens de faïence, qu’à un contexte régional par rapport auquel tout le monde cherche à améliorer ou bien à défendre ces positions. Paris voulait faire sortir la géopolitique par la porte, elle est revenue par la fenêtre.
S’il est ainsi problématique de voir des interférences étrangères derrière chaque événement, il l’est tout autant de ne pas prendre en compte le fait que celles-ci existent et qu’elles sont une composante essentielle de la politique locale. À tel point qu’il est parfois très difficile de répondre à cette question pourtant primordiale : où commence et où s’arrête la géopolitique au Liban ?
*Une fusillade avait éclaté le 30 juin 2019 dans ce village du caza de Aley, tuant deux gardes du corps du ministre d’État pour les Affaires des déplacés Saleh Gharib, proche de Talal Arslane, et blessant un militant du Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt. L’incident s’était produit lors d’une tournée du chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, gendre du président Michel Aoun et allié politique de M. Arslane.
commentaires (9)
Ce n'est pas une maladie. C'est haida el marad. En référence à la tradition libanaise de ne pas nommer un mal incurable par son nom. Entendez le cancer.
PPZZ58
20 h 11, le 08 octobre 2020