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Nos Lecteurs ont la Parole

Le Liban 1920-2020 : cent ans de jeu d’échelle et d’hubris communautaire

Mettons-nous à l’évidence de l’histoire. Dans la foulée du cataclysme de la Première Guerre mondiale, le démantèlement de l’Empire ottoman en zones d’influence alphabétiques A, B, C, etc. de couleurs arc-en-ciel, entre les puissances européennes signataires en mai 1916 d’un accord secret, était purement de la géographie fantaisiste, sur un fond de carte bidimensionnel de l’Empire, à partir d’un point X jusqu’à un point Y. À l’échelle des intérêts de ces puissances, une ligne dans le sable (James Barr) fut tracée : une ligne imaginaire, mais réelle, qui concrétise les fantasmes coloniaux et les enjeux (dans enjeu, il y a jeu) territoriaux de la France et de la Grande-Bretagne en Orient. Quelques mois après l’accord de Sykes et Picot, les Anglais commencèrent à regretter leur altruisme vis-à-vis des Français, eux dont les intérêts au Levant étaient plus étendus et plus anciens que ceux des Français.

De ce jeu d’échelle territorial et à la base d’une géographie bidimensionnelle naquit le Grand Liban, le 1er septembre 1920. Le mot « Grand » assure une nouvelle approche, une nouvelle dimension d’échelle géographique par opposition au Petit Liban. Le jeu était donc prioritairement spatial entre grand et petit.

Partant de ce jeu d’antonymes dimensionnels, presque sans commentaire, nous pouvons confronter la rationalité du petit à l’irrationalité du grand. Le petit annonce tout de suite sa raison d’être historique, géographique, de refuge social et culturel. Par contre, le grand, il fallait le rationaliser, et cela au-delà de la sauvegarde des frères de l’émir Fakhreddine II Maan (1572-1635) et des ambitions ploutocratiques de l’émir Bachir Chéhab II (1767-1850).

C’est pourquoi, en 1918, les intellectuels du Petit Liban, favorables au Grand Liban, avec à leur tête Daoud ‘Ammoun (1867-1922), prirent en charge cette mission, au prix du pain inabordable et de la mort du tiers de la population du Mont-Liban à cause de la grande famine de 1915 à 1919. Le programme de ‘Ammoun fut voté à l’unanimité par le conseil administratif du Petit Liban, le 9 décembre 1918. En février 1919, il présida la première délégation communautaire à la conférence de la paix à Paris (sans respecter la formule libanaise magique de 6 à 6, et en l’absence d’un représentant de la communauté chiite). À Paris, dans un climat ambigu et irrationnel, ‘Ammoun rationalisa son projet nationaliste auprès des autorités françaises et de la délégation syrienne et arabe. Il évoqua le non-fondement de l’union fédérative à l’échelle de la Syrie et de la Palestine, tant souhaitée économiquement par la France. Il n’hésita pas à remémorer l’alliance historique avec la France, en s’appuyant sur la poitrine de la douce mère et sur sa politique de placidité, appliquée avec assiduité depuis 1860.

L’exercice visant à marquer l’emplacement des frontières du Grand Liban était nébuleux. En effet, les lignes qui séparent le Grand Liban de la Syrie et de la Palestine sont sinueuses, complexes et non tracées jusqu’à aujourd’hui. Elles furent non confirmées à partir d’une carte géographique dressée par l’état-major de l’armée impériale française en 1862. Ce fut la naissance « puzzlienne » d’un exercice de collage et de piquage mené par les agents français et souhaité par les prélats et une partie des habitants de ce petit pays (au Liban, l’unanimité comme l’union sont des notions de circonstances). Cet exercice confirme la dimension simplement géographique et non géopolitique de la naissance de ce Grand Liban. La capitale Beyrouth est alors une ville à ligne verte, cosmopolite, polyglotte, dédiée au commerce et à la douceur de vivre pour les agents pas tellement secrets.

Après la déclaration de 1920, les quatre grandes communautés, les chrétiens, les sunnites, les chiites et les druzes, s’appliquent à un jeu d’échelle de la menace et de la démesure, divaguant dans la confusion et l’arrogance d’appartenir à ce Grand Liban. Un déséquilibre dans l’harmonie du pays s’installe. Le pays s’engage de manière consciente dans la voie de l’excès d’orgueil communautaire, qui conduit inévitablement à la mauvaise vie. Chaque communauté, comme dans la continuité de l’année 1711 (la bataille de Aïn Dara et l’installation officielle de l’affermage), choisit son oligarque au nom de la sauvegarde des intérêts de sa communauté.

Et depuis, la conception de l’hubris, cet excès d’orgueil et de fatuité, s’installe dans le pays du Cèdre. La sagesse est pendue par les Libanais (Libanais synonyme de citoyen ?) sur la place des Martyrs. Cent ans plus tard, en 2020, l’année de Ba‘el Zaboul, la France invite les oligarques, visages masqués des quatre communautés, à se regrouper autour d’une table, dans le même lieu mythique : le Palais des Pins. Le Grand Liban est condamné au supplice de Tantale.

Malheureusement, chacun des oligarques prétend être l’égal du Grand Liban. C’est ainsi qu’ils infligent au peuple le supplice de Tantale : ils le pendent à un arbre, affligé d’une soif de liberté et d’une faim de vivre inextinguibles. Chaque fois que ce peuple se penche pour s’abreuver, l’eau, source de la liberté, se retire. Et si l’arbre regorge des fruits du travail du peuple, quand les gens cherchent à en saisir un, les oligarques font souffler la tempête de la haine qui éloigne les branches et fait exploser la maison, où se condense l’intimité, où s’accumule la rêverie (Gaston Bachelard).

Pour cela, et pour commémorer le centenaire de la proclamation du Grand Liban, le 1er septembre 2020 de l’année de Ba‘el Zaboul, veuillez, Monsieur le Président, ne pas inviter les oligarques au visage masqué, à mille options des différentes communautés, au Palais des Pins. Et pour la photo-souvenir qui clôture la cérémonie, sur le parvis du palais, conviez plutôt les martyrs sans masque, les disparus et les déplacés des années 1821, 1840, 1841, 1843, 1845, 1860. Invitez également les martyrs de la Première Guerre mondiale, les victimes de la grande famine et de la petite famine, les martyrs de 1948, 1958, 1969, 1973, 1975, 1976, 1977, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982, 1983, 1984, 1985, 1986, 1987, 1988, 1989, 1990, 2005, 2006 et 2020.

Invitez les martyrs sans masque pour les libérer de leurs geôliers oligarchiques. Libérez leurs âmes pour qu’ils puissent mourir dans la paix du Créateur. Libérez l’âme du Grand Liban pour que, phénix, il renaisse – encore une fois – de ses cendres.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Mettons-nous à l’évidence de l’histoire. Dans la foulée du cataclysme de la Première Guerre mondiale, le démantèlement de l’Empire ottoman en zones d’influence alphabétiques A, B, C, etc. de couleurs arc-en-ciel, entre les puissances européennes signataires en mai 1916 d’un accord secret, était purement de la géographie fantaisiste, sur un fond de carte...

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