Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Autopsie d’une mémoire traumatique

Attention au passage d’un train ! dit une voix souvent féminine. C’est un avertissement banal pour des millions de voyageurs à travers le monde, entassés comme des sardines sur les quais de gare, attendant impatiemment, mais sereinement, l’arrivée de leur train quotidien. Pourtant, si cette phrase semble passer inaperçue pour le reste des voyageurs, elle annonce pour moi le début d’un cauchemar qui va durer 10 à 15 secondes, soit la durée de passage d’un train.

Lors de mon premier baptême de « passage », ma réaction spontanée fut de courir vers l’escalier pour descendre quelques marches et me mettre à l’abri du souffle assourdissant du train, la tête baissée, les yeux fermés, les index enfoncés dans les oreilles et les lèvres étroitement serrées. J’étais comme un animal effrayé, essayant d’échapper à son prédateur. En regardant les autres voyageurs, impassibles et totalement indifférents, je me suis senti complètement idiot et, surtout, je n’ai pas compris ce qui m’était arrivé.

Dix-huit ans se sont écoulés depuis cet étrange spectacle, et j’ai enfin trouvé ma réponse : elle est enfouie dans les méandres de ma mémoire, et remonte à l’été 1982, la matinée du dimanche 6 juin précisément, date de l’invasion israélienne de mon pays natal, le Liban. Ce jour-là, j’avais quatre ans. Mon seul souvenir se résume ainsi : vêtu d’un short et d’un marcel blancs, des tongs aux pieds, je me précipite dans la voiture de mon père, Volkswagen Coccinelle blanche ; j’entends une voix crier : « Dépêchez-vous ! Ils arrivent ! » ainsi que le bruit ahurissant des avions de chasse tombant du ciel et écrasant mes tympans ; enfin, un vague sentiment d’incompréhension et de peur. Pour le reste, je n’en ai pas le moindre souvenir.

Malheureusement, cet événement traumatique fondateur a été suivi depuis par tant d’autres encore plus ravageurs, sauf que, cette fois, les bourreaux et leurs victimes étaient tous libanais. L’enfer, ce n’est pas toujours les autres. Non, l’enfer, c’est parfois nous-même !

Pendant les moments sombres de la guerre, j’avais le sentiment que le divin avait définitivement déserté le ciel, laissant la place à une symphonie d’horreur interminable vibrant au rythme des explosions, des éclats de sang, de chair et de lumière, des hurlements d’enfants terrifiés qui me hanteront à jamais. C’est cette monstrueuse symphonie, somnolant dans les tréfonds de ma mémoire, qui a ressurgi 20 ans plus tard sur le quai de la gare : l’avion de chasse s’est transformé en train. Il n’y a que le décor qui a changé, alors que ma guerre n’est visiblement pas encore finie. Pour les médecins de l’âme, le diagnostic est sans appel : je souffre d’un état de stress post-traumatique.

J’ai maintenant 41 ans. Mais sur les quais de gare, je redeviens un peu cet enfant âgé de 4 ans. Et croyez-moi, j’ai essayé plus d’une fois, sans succès.

Cette expérience m’a amené à relire la célèbre phrase nietzschéenne, écrite en 1888 dans Crépuscule des idoles et devenue cliché : « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Cette citation semble être le plus souvent entendue comme synonyme de résilience ou de la capacité d’auto-dépassement face à l’adversité et au traumatisme. Pourtant, la popularité de cette phrase est paradoxale, car précisément Nietzsche ne voulait pas s’adresser à un très large public : il visait seulement les individus supérieurs ou les surhommes, auxquels il s’identifie. Selon lui, la plupart des individus ne vont pas être renforcés par l’adversité, mais au contraire affaiblis, ce qui explique pourquoi il a choisi de singulariser sa formule, alors qu’il pouvait opter pour une formule universelle, en disant par exemple : « En général, tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. »

Face aux épreuves, certains s’effondrent, d’autres résistent et d’autres surmontent.

En somme, la guerre m’a appris le non-sens de la souffrance. Il n’y a aucun intérêt à souffrir, car la souffrance ne promet que la souffrance et non pas la délivrance ou la victoire. Pire encore, le déni de la souffrance est une double souffrance qui ne sert qu’à retarder l’ultime échéance.

Combien de Libanais se sentent aujourd’hui hantés par leurs souvenirs de guerre ? Ont-ils réussi jusqu’à présent à arranger leurs souvenirs traumatiques afin de mieux les supporter? Jusqu’à quand ces boîtes noires resteront-elles muettes ?

Tôt ou tard, l’événement déclencheur, quel qu’il soit, surviendra. C’est juste une question de temps.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Attention au passage d’un train ! dit une voix souvent féminine. C’est un avertissement banal pour des millions de voyageurs à travers le monde, entassés comme des sardines sur les quais de gare, attendant impatiemment, mais sereinement, l’arrivée de leur train quotidien. Pourtant, si cette phrase semble passer inaperçue pour le reste des voyageurs, elle annonce pour moi le...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut