Il était quasiment impossible hier de connaître avec certitude le taux livre/dollar applicable sur le marché secondaire, ni comment il allait évoluer dans les prochains jours, alors que le pays traverse la pire crise économique et financière de ces trente dernières années. Une visibilité d’autant plus brouillée que le feuilleton judiciaire initié par le procureur financier Ali Ibrahim a connu un nouveau rebondissement hier avec l’inculpation d’un cadre de la Banque du Liban arrêté la semaine dernière.
Entre 3 800 et 4 200 livres pour un dollar : c’est dans cette fourchette moyenne qu’a évolué hier le taux livre/dollar à la vente chez les agents de change du marché noir, selon différents témoignages recueillis par L’Orient-Le Jour auprès de plusieurs sources, notamment bancaires ou parmi les entreprises. Selon certaines d’entre elles, certains agents rachetaient même des dollars à 3 600 livres pour les revendre à 3 700 en début de journée. Mais la pression de la demande combinée à la faiblesse de l’offre a progressivement gonflé le taux, qui s’est finalement stabilisé en fin de journée autour de 4 100 à 4 200 livres pour un dollar, certains changeurs n’hésitant pas à faire monter les enchères jusqu’à 4 400 livres. « Le taux pouvait changer complètement en fonction du moment dans la journée où la transaction était réalisée, son montant et les stocks de devises que l’agent de change possédait encore à ce moment-là », explique une des sources interrogées.
Une autre source explique que la quantité de liquidités en dollars circulant sur le marché secondaire s’est rapidement épuisée, parce que les taux étaient bas et que beaucoup d’entrepreneurs qui ont été autorisés à rouvrir leurs portes avec la reprise du déconfinement progressif ont pris le marché d’assaut, ce qui explique que le taux était globalement plus haut en fin de journée qu’en matinée. Une troisième source indique que la volatilité des taux ces dernières semaines a poussé certains entrepreneurs « qui se connaissent à s’entraider » en se vendant mutuellement des dollars à un taux un peu plus bas que celui pratiqué par les véritables agents de change du marché noir. Dans ce contexte, aucune des sources interrogées n’a souhaité s’avancer sur une projection de l’évolution du taux ces prochains jours.
Hausse des transferts d’argent
« Il semble y avoir une volonté – de la part des autorités, que ce soit le gouvernement ou la Banque du Liban – de stabiliser le taux de façon artificielle pour tenter de le ramener à un niveau proche de celui imposés aux changeurs agréés, soit 3 200 livres pour un dollar à la vente selon la circulaire n° 553 publiée le 28 avril par la Banque centrale. Mais pour l’instant, la pression du marché semble encore trop forte », spécule une des sources interrogées.
Pour rappel, la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar est toujours appliquée pour certaines transactions bancaires et interbancaires, et le taux en vigueur pour les transactions autorisées par les circulaires n° 148 et n° 151 de la Banque du Liban a lui été fixé à 3 000 livres pour un dollar. Ces deux circulaires publiées en avril permettent aux déposants de retirer tout ou partie de leurs fonds à un taux plus proche du marché et selon des conditions très spécifiques. Les sociétés de transferts d’argent doivent toujours convertir en livres les fonds transférés à leurs clients avant de les décaisser, à un taux qui était encore de 3 200 livres pour un dollar. Selon une source proche de la filière, le nombre de transactions réalisées a enregistré une forte augmentation hier par rapport à la moyenne de ces derniers jours, certains clients estimantque le taux livre/dollar « va bientôt baisser ». Enfin l’unité prévue par la circulaire n° 149 pour actualiser le taux applicable dans le cadre de ces dispositifs n’avait toujours pas été instituée hier.
En grève depuis le 23 avril, les bureaux de change agréés affichaient toujours portes closes. Initialement mobilisés à l’appel de leur syndicat pour s’élever contre l’inaction des autorités face aux agents du marché noir depuis le début de l’année, ils protestent également contre l’arrestation de plusieurs dizaines de changeurs, agréés ou illégaux, accusés de ne pas avoir respecté le plafond de 3 200 LL fixé par la BDL. Dans le sillage de ces interpellations effectuées à la suite de l’entrée en vigueur de ce plafond, le dossier a pris une toute autre dimension avec l’arrestation du président du syndicat des agents de change, Mahmoud Mrad, à la demande du procureur général financier, le juge Ali Ibrahim, qui l’accuse d’avoir manipulé le taux de change. Le magistrat a ensuite auditionné deux importants agents, Michel et Ramez Mecattaf, puis procédé jeudi dernier à l’arrestation de Mazen Hamdane, le directeur des opérations monétaires à la BDL.
Ce dernier a finalement été inculpé hier par le parquet libanais pour « manipulation de la monnaie nationale et atteinte à la stabilité de la livre, à travers des achats directs de dollars auprès des changeurs », selon un responsable judiciaire cité par l’AFP. Selon nos informations, le haut responsable a été déféré devant un juge d’instruction à Beyrouth. Ce dernier devra alors mener les enquêtes nécessaires pour établir si les faits reprochés à Mazen Hamdane sont avérés. Le cadre de la BDL pourra néanmoins être libéré sous caution rapidement le temps que le juge d’instruction mène ses investigations. Certaines sources proches du dossier ont suggéré que Mazen Hamdane serait innocent mais aucune information allant dans un sens ou dans l’autre n’a pour l’instant été confirmée.
De son côté, la BDL a nié dans un communiqué publié vendredi dernier « toute manipulation du marché des changes » à travers ses opérations.
commentaires (4)
Un juge est supposé être là pour que la justice soit faite. Pour la corruption cesse. Faut bien commencer quelque part. C'est déjà une bonne motivation.
Sybille S. Hneine
16 h 36, le 19 mai 2020