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Lifestyle - Photo-roman

Comme un avant-goût du Beyrouth d’après...

Alors qu’on se déconfine doucement, récit d’une première sortie en ville qui révèle ce à quoi le Beyrouth de demain pourrait ressembler...


Photo Makram Bitar

Voilà quelques jours, précisément depuis que le processus de réouverture a été exposé puis enclenché, que je me réveille avec la même angoisse mâtinée de colère que le lourd silence du confinement avait étrangement anesthésiée. Les deux derniers mois, avec cinq amis, nous avions contracté l’habitude de nous écrire tous les matins, histoire de nous enquérir sur nos symptômes du jour, en se demandant qui de nous sera frappé en premier, qui de nous serait déjà pris dans le tourbillon sans le savoir. Mais à mesure que notre courbe s’aplanissait, on s’écrivait de moins en moins et les articles qu’on s’échange désormais sur ce groupe WhatsApp tournent invariablement autour du déconfinement, ou sinon autour de cette équation impossible à résoudre qu’est la crise libanaise. Ce matin, à défaut de recenser nos températures corporelles et l’état de nos toux, mes cinq amis m’ont rassuré qu’on partage tous cet étrange et hélas inqualifiable sentiment nouveau. Comme eux, j’ai mal à mon pays. J’ai peur pour lui.

Le poids des regards
Lundi matin, R. m’a appelé pour m’inviter à déjeuner chez lui dans le quartier de Gemmayzé. À ma voix dubitative, il m’a dit : « On va devoir vivre avec le virus pendant un moment. Voyons-nous, on se tiendra à distance. » Alors à grand-peine, j’ai enfilé un jeans qui était rangé depuis le mois de mars, une chemise dont je redécouvrais presque le contact sur ma peau desséchée par l’alcool et le gel désinfectant. Une fois au bas de l’immeuble, les bruits de la ville, klaxons hystériques, bourdonnement des mobylettes qui zigzaguent, tintement des chantiers repris, venaient à moi comme des rafales. Derrière mon masque, je me suis demandé si j’étais prêt à cela. Il m’était arrivé de sortir au cours du confinement, mais retrouver Beyrouth là où on l’avait laissée, au fond du gouffre, malade et triste à se tordre, m’a foutu le cafard.

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Le long de cette marche, tandis que mon regard s’égarait sur les vitrines des commerces alentour, je tombais sur une boutique que ne rouvrirait plus, un épicier aux rayons déserts, une affiche à louer, le regard vide d’une vendeuse attendant un client qui ne viendra pas. Devant une banque du quartier, alors que des gens masqués patientaient dignement en file avant de se chamailler pour un piètre montant qu’il leur est interdit de transférer à des enfants bloqués à l’étranger, des ouvriers recouvraient la façade avec des plaques de métal. Quelques jours auparavant, des manifestants furieux avaient défoncé le distributeur de billets, saccagé la devanture. En dessous de l’enseigne de l’établissement, un tag de biais, Ghadab, qui m’a fait aussitôt réfléchir : combien de colères nous faudra-t-il pour changer le monde, renverser les assis, empêcher nos vieux rois de reconduire les mêmes enfers ?


Jamais aussi seuls
En attendant que le feu passe au rouge, j’ai regardé les passants qui prenaient leurs distances. Je ne sais pas si c’était à cause des masques, mais les sourires avaient disparu. Les regards avaient pris un poids inédit, et le doute, la trouille, l’inquiétude se lisaient dans le blanc de leurs yeux. Pour peu que je croisais leurs rétines, comme moi, je pouvais les entendre se demander : « C’est à cela que ressemblera désormais Beyrouth ? Qu’est-ce qui nous attend ? Et pour quelles guerres faudra-t-il encore nous aguerrir ? » Autant je réussissais à me consoler en me disait que le monde entier est dans le même pétrin que nous, autant je me rends compte qu’aujourd’hui, nous, Libanais, n’avons jamais été aussi seuls.

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Dans une ruelle qui mène à la rue Gouraud, j’ai croisé deux femmes d’un âge avancé qui venaient de faire leurs emplettes chez le légumier du coin. Dans mon dos, sous leurs masques, je les ai entendues bavarder. D’une voix légère, une voix du fond des temps, si semblable à celle de ma grand-mère, elles causaient de tout et de rien, en se serrant l’une contre l’autre, comme de peur de basculer au milieu de ce monde qui marche sur la tête. Chacune parlait à son tour pour dire les mêmes choses, les grandes inquiétudes, le prix des légumes qui monte en flèche sans comprendre pourquoi, les deux bouts à joindre en fin de mois, un billet de 100 000 livres libanaises qui ne dure même plus une journée, la honte de devoir demander aux enfants d’envoyer des sous pour les médicaments ; les maux de jambes, les varices, les yeux ouverts dans le noir à force d’inquiétudes, et le sort du pays, cette même équation impossible à résoudre. En les remarquant, M. s’est emparé de son téléphone pour les prendre en photo discrètement. L’une d’entre elles l’a pris en flagrant délit. En guise d’excuse, sans calculer l’enjeu de son geste, M. s’est approché d’elles pour s’excuser. Immédiatement, elles se sont mises à faire de grands gestes : « Ne t’inquiète pas, fais ce que tu veux tant que tu restes loin de nous. »

Voilà quelques jours, précisément depuis que le processus de réouverture a été exposé puis enclenché, que je me réveille avec la même angoisse mâtinée de colère que le lourd silence du confinement avait étrangement anesthésiée. Les deux derniers mois, avec cinq amis, nous avions contracté l’habitude de nous écrire tous les matins, histoire de nous enquérir sur nos symptômes...

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