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Lifestyle - Photo-roman

Notre amour défendu en ces temps de corona

La lettre fictive d’un homme à sa maîtresse qu’il n’a pas vue, sentie, touchée depuis le début du confinement, où il lui parle de leur amour, davantage interdit en temps de pandémie.

Photo Tamara Atallah

On ne s’est plus vus depuis lundi 9 mars. Jusqu’à cette date, nous avions notre petit rituel tricheur du lundi après-midi : ton prétendu cours de mythologie grecque et une réunion de travail qui m’aurait soi-disant retenu au bureau plus tard que prévu. Comme à notre habitude, on s’était donc retrouvés dans cet hôtel bizarre de la rue Hamra, toi maquillée et planquée derrière tes lunettes de soleil, le front baissé, et moi arrivé par la porte arrière. Étrangement, on aimait la déco surannée et les petits flacons de shampoing à la vanille dans la salle de bains, la moquette tachetée de tabac et le téléviseur suspendu, le Do not disturb agrémenté d’un cœur qu’on faisait pendre à la porte, le mot de bienvenue accroché au minibar, Enjoy your stay with us, le champagne de mauvaise qualité et les deux peignoirs de bain délavés. À nos yeux, cette chambre, jamais la même, n’avait pourtant rien d’anonyme. On y retrouvait à chaque fois notre territoire intime, celui de la liberté, où l’on pouvait s’autoriser à crier en s’aimant et s’aimer en (le) criant. Cet après-midi-là, derrière les rideaux tirés, tu avais déboutonné ta robe, arraché ma chemise, je t’avais adossée au mur puis on avait culbuté dans le lit. « Sens comme je brûle pour toi », tu débordais de sueur comme un fruit interdit. Le 9 mars, on a fait l’amour deux fois. Et après, tandis que sous la douche, tu supprimais mon odeur et tout le bien qu’on s’était fait, alors que je retrouvais mes forces dans le lit trempé, je n’avais pas la moindre idée qu’à cette date, on laisserait notre amour clandestin sur le tarmac de nos vies d’avant…

Notre amour ni pair ni impair
C’est que six jours plus tard, le Premier ministre Hassane Diab annonçait l’état d’urgence sanitaire. Mobilisation générale, « les Libanais sont appelés à rester confinés chez eux et à ne sortir qu’en cas d’extrême urgence », avait-il déclaré. Notre idylle hors pair, nos sorties en douce, ni paires ni impaires, ne figuraient évidemment pas dans cette liste d’extrêmes urgences. Aucune dérogation pour nous, infidèles? m’étais-je bêtement demandé. Ma femme avait fixé ses yeux dans les miens, elle avait souri. Mon cœur s’était serré, si bien que je n’avais même pas osé t’appeler. Assigné à domicile (conjugal), j’observais ce confinement se refermer sur nous comme une lourde chape. Finis nos plans de voyages, nos cinq à sept avec le cœur à mille à l’heure, nos rendez-vous à l’hôtel de Hamra, et les autres, à la volée, dans un parking ou un terrain vague, nos sanglots et nos rires, ton soutien-gorge froissé dans ma poche, et nos morsures camouflées à la hâte. Car à présent, tout ce qu’il reste à notre curriculum d’amants, c’est le souvenir de nos peaux, et peut-être ces dérisoires messages rédigés trop vite, au prétexte d’une cigarette au balcon ou du chien à promener. Exceptionnellement, tu m’envoies un selfie de toi que j’efface de suite en me mordant la lèvre. Tu t’appelles Karim dans mon téléphone. Parfois, tu m’écris « appelle-moi » et je cours illico à la pharmacie, au supermarché, n’importe, juste de quoi toucher ta voix fondue dans le bruit de l’eau que tu auras fait couler, de peur qu’il ne t’entende.

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C’est quand « l’après ? »

À peine le temps de te dire ma lassitude, mon trop-plein, les montagnes russes de mes humeurs, d’écouter tes angoisses et comment tu passes ton temps, à peine le temps volé d’un « je pense à toi. Qu’est-ce que tu fais ? Tu me manques, ta peau, tes seins », que tu es déjà pressée de raccrocher. Ou vice versa. « Merde, fais un effort, on ne s’est pas parlé depuis trois jours. » On s’emporte, puis on s’excuse.

Ta pince à cheveux
À deux reprises, on est convenus de se retrouver chez moi au bureau « Nous n’avons pas de symptômes. On gardera nos masques. Nous sommes des briseurs de règles, ça ne tient pas à ça », et puis cette courbe exponentielle, à 20h aux infos, venait nous faire reculer. « Soyons sages, pour les enfants. » Depuis, tous les jours, je me répète la même chose : il me faut désapprendre la légèreté. Alors je fais bonne figure, même si le manque me brûle. Je termine un puzzle de 10 000 pièces avec les enfants, je surveille leurs devoirs, je leur lis des contes de fées au coucher, et je prépare même parfois à manger. C’est sans doute la culpabilité, je n’en sais rien. Les soirs, dans mon lit, j’ai du mal à m’endormir à force de penser à ton corps exilé comme ça, de but en blanc. Je t’imagine couchée à côté de lui qui ronfle mais finira, je le sais, par te faire l’amour. Tu ne résisteras pas. Je ne me fais pas d’illusions, nous sommes dans le même bain. Là, crevant de jalousie comme un adolescent hormonal, je m’accoude à la fenêtre qui donne sur les urgences d’un hôpital et m’en veux aussitôt de mon infime souci, qui n’est qu’une goutte d’eau dans le torrent de misère qui engloutit le monde autour. Mais hier, j’ai retrouvé au fond de la poche de ma veste ton clip à cheveux oublié par mégarde. Je l’ai porté à mes narines et j’ai retrouvé l’odeur de ton corps absent, ambre gris. J’ai regardé ce bout de plastique Made in China qui est le seul joyau de notre empire déserté.

Et dans la maison endormie, je me suis demandé si un jour nous aurons du courage et les mots pour le dire, des projets, notre chez-nous, deux brosses à dents côte à côte dans un verre et une liste de courses sur le frigo, un quotidien sans relief, des dimanches en famille et des albums photos.

Je me suis demandé si, un jour, nous n’aurons plus besoin de nous retrouver dans un hôtel pourri. Si un jour, dans mon téléphone, tu porteras ton vrai prénom. Ou si au bout de ce confinement, comme du monde d’avant, il ne restera plus rien de nous.

On ne s’est plus vus depuis lundi 9 mars. Jusqu’à cette date, nous avions notre petit rituel tricheur du lundi après-midi : ton prétendu cours de mythologie grecque et une réunion de travail qui m’aurait soi-disant retenu au bureau plus tard que prévu. Comme à notre habitude, on s’était donc retrouvés dans cet hôtel bizarre de la rue Hamra, toi maquillée et planquée...

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