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Culture - La compagnie des livres

Maria Hibri : « J’ai deux vies, la mienne et ma vie dans les livres... »

Pour démarrer cette nouvelle rubrique, qui donne la parole à des amoureux du livre, voici Maria Hibri. La cofondatrice du studio de design Bokja, à l’allure romantique comme échappée d’un roman des sœurs Brontë, raconte une bibliothèque à Paris où elle part à la rencontre des grands auteurs classiques, sa découverte de la littérature arabe à travers Dar al-talia, la maison d’édition de son père, les portes d’une seconde vie que lui ouvre chacun de ses livres, « mes amis, mon éducation »; mais aussi son incapacité à terminer un roman, maintenant qu’elle est confinée et qu’elle a envie de vivre simplement et pleinement cette nouvelle réalité...

Maria Hibri : « J’en veux beaucoup aux gens qui ne me rendent pas mes livres  !  » Photo Aya Atoui

Comment êtes-vous tombée (en amour) dans l’écriture ?

Du plus loin que je me souvienne, je me revois, très jeune, tentant de déchiffrer des lettres et des mots, absorbée par cet univers occulte qui se révélait à moi au creux de chacune des étagères de la bibliothèque familiale. À l’époque, il n’y avait pour moi pas de pire punition que celle d’être privée de livres. Mon seul souci était que mon argent de poche suffise à assouvir toutes mes envies de lecture… J’ai eu la chance de grandir entourée de livres, dont la plupart provenaient de Dar al-talia, la maison d’édition que mon père, Hamid Nasser, avait fondée. Si je ne planchais pas forcément sur les ouvrages qu’il éditait — lesquels portaient souvent sur des thématiques sociopolitiques assez difficiles d’approche —, c’est lui qui m’a indéniablement inculqué ce goût de la lecture. Avant l’heure, j’ai ainsi lu et découvert l’œuvre fascinante de l’auteure Ghada al-Samman, dont le mari était l’associé de mon père. Et plus globalement, j’ai développé une appréciation particulière pour la littérature arabe et, par la suite, à l’écriture de poèmes en arabe… L’arabe qu’il nous faut absolument chérir et préserver. Depuis, je n’ai jamais choisi une langue, mais plutôt un livre…

Vous souvenez-vous d’une œuvre qui aurait provoqué un déclic en vous ?

Au début de la guerre civile libanaise, en 1976 ou 1977, nous avions été contraints de fuir le Liban en famille. De l’appartement que nous avions loué à Paris, me revient jusqu’à aujourd’hui l’image d’une bibliothèque colossale où je m’étais instinctivement évadée, y piochant au hasard dans les ouvrages qui m’interpellaient. J’avais douze ans à l’époque, et j’allais à la rencontre de Balzac, Voltaire, Maupassant, ces grands auteurs classiques que, d’ordinaire, on lit plus tard dans sa vie. J’étais moi-même une page blanche… Mais puisque mes parents étaient préoccupés par ce qui se passait à Beyrouth et qu’il n’y avait donc aucune censure qui venait filtrer mes lectures, je me laissais aller à ma curiosité. Jusqu’à tomber dans Guerre et paix de Tolstoï ou Une vie de Guy de Maupassant que j’ai relu dernièrement, sans doute avec l’envie d’y poser mon regard d’adulte. Voir comment on s’est construit à travers ces œuvres mais aussi comment celles-ci ont vieilli. Une citation qui ne m’a jamais lâchée, à propos de Jeanne, la protagoniste : « On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts. » À la relecture de cet ouvrage, la faiblesse, l’impuissance de cette phrase m’ont irritée. Peut-être parce qu’avec le recul de l’âge et en rejetant ces mots qui me collaient à la peau, j’ai compris que Jeanne n’avait simplement pas su choisir et préserver ses illusions. Je suis une grande romantique, pourtant, et la passion reste pour moi une bataille essentielle, mais une bataille qu’il faut prendre à bras-le-corps, avec cran et courage. Il y avait aussi Les Quatre Filles du docteur March de Louisa May Alcott que j’ai dévoré. Jusqu’à ce jour, chaque fois que j’en visionne une adaptation, je ne parviens pas à retenir mes larmes, surtout lorsque décède Beth. À y réfléchir, plutôt qu’un personnage, je pleure sans doute ce moment charnière de mon adolescence où j’avais découvert l’émotion que peut déclencher un livre. Le pouvoir des mots…

Comment choisissez-vous vos lectures ?

Bien sûr, je m’intéresse toujours aux prix, Goncourt, Pulitzer et autres. Ces inratables dont j’aime toujours comprendre les raisons des récompenses… Le génie qui y réside. Mais ce que je préfère, ce sont ces livres qui m’appellent au hasard, qui s’emparent de moi avec rien qu’un titre souvent, au détour d’un passage obligé en librairie, à chacun de mes voyages. Comment résister, par exemple, à un ouvrage intitulé La Liste de mes envies (Grégoire Delacourt, 2012) ?

Racontez-nous votre rituel de lecture, si vous en avez-un…

Cela s’applique davantage à ma vie préconfinement… Tous les jours immanquablement, de retour du travail, je m’installe dans mon coin, le même, dans la même position, et je m’adonne à deux heures de lecture au moins. Une fois dans ce cocon, ma langue se paralyse et tout autour de moi s’arrête d’exister. Je suis ailleurs, et tout peut patienter. Ces moments sacrés partagent ma vie en deux, rendent ma journée double : j’ai ma vie, et ma vie dans les livres…

Et en cette période de confinement, ça se passe comment ?

Je bute depuis deux semaines sur Little Fires Everywhere de Celeste Ng. Ça ne m’était jamais arrivé, cette lecture qui me paraît aujourd’hui si laborieuse. Ce n’est peut-être pas l’ouvrage idéal pour cette période de confinement, mais il m’est impensable d’arrêter un livre avant la fin, comme de sortir d’une pièce avant le tomber du rideau ; ne serait-ce que pour honorer l’effort fourni pour accoucher d’un texte. D’ailleurs, je suis persuadée que réussir à poser les bons mots sur des émotions, des moments, des choses inexprimables, c’est avoir la grâce. Mais en ce moment, étrangement, ce sont plutôt mes sens qui sont en exergue. Je suis prise d’une envie constante de goûter, toucher, sentir, marcher. Écouter et regarder le printemps venu malgré tout, explorer les peaux cachées de ma rue, de ma ville. En fait, j’ai envie d’être simplement et pleinement dans ce moment fascinant et terrifiant, mais sans trop d’efforts. Les lectures viendront plus tard. Elles me sont une fenêtre vers un ailleurs, un voyage. Pour une fois, je ne cherche pas la fuite. Je pose mes bagages et je ne veux pas me soustraire à notre nouvelle réalité, maintenant que celle-ci est universelle, qu’elle nous lie tous et sans exception et que le terme si galvaudé « être sur la même longueur d’onde » prend tout son sens…

Parlez-nous de votre dernière lecture marquante…

Educated de Tara Westover. Les mémoires d’une fille qui a grandi dans une communauté de mormons dans l’Idaho, privée d’éducation par ses parents de peur des illuminés et qui décide d’échapper à ce déterminisme familial en intégrant l’Université de Cambridge, bien qu’elle n’ait aucune formation scolaire. Mais elle se débrouille pour arriver à décrocher un PhD, alors-même qu’elle se demande sans cesse : « Est-ce que j’ai réellement ma place ici ? » C’est un ouvrage qui m’a profondément touchée et a trouvé un écho particulier en moi, probablement parce que je n’ai pas de formation en design et que la question de la crédibilité du talent s’est toujours posée pour moi…

Les livres, pour vous, c’est… ?

Mes amis. Mon éducation. Et puis, je dois l’avouer, j’en veux beaucoup aux gens qui ne me rendent pas mes livres !

Le top 5 livres de Maria Hibri

« C’est un exercice périlleux que de choisir cinq ouvrages car, en citant certains auteurs, j’aurai presque l’impression d’en trahir d’autres. Alors je propose, dans le désordre, un casting purement féminin et pluriculturel allant du Nigeria, à l’Angleterre, la France, l’Italie et le Liban, bien sûr », signale Maria Hibri en citant :

- Half of a Yellow Sun de Chimamanda Ngozi Adichie

- Pride and Prejudice de Jane Austen

- L’Amant de Marguerite Duras

- L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante

- Hikayati Charh Yatoul de Hanan al-Cheikh.


Comment êtes-vous tombée (en amour) dans l’écriture ? Du plus loin que je me souvienne, je me revois, très jeune, tentant de déchiffrer des lettres et des mots, absorbée par cet univers occulte qui se révélait à moi au creux de chacune des étagères de la bibliothèque familiale. À l’époque, il n’y avait pour moi pas de pire punition que celle d’être privée de livres. Mon...

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