En raison de la crise sanitaire actuelle provoquée par la pandémie de Covid-19, la première présentation du gouvernement libanais à l’égard de ses créanciers s’est faite hier par visioconférence. En un peu moins de trente minutes, le ministre des Finances Ghazni Wazni, le directeur général du ministère des Finances Alain Bifani et le conseiller économique du ministre Talal Salman se sont succédé pour livrer aux créanciers quelques éléments sur la situation macroéconomique du pays et sur les futures étapes envisagées en vue d’une restructuration de la dette publique.
Le Liban a fait défaut sur ses obligations en dollar (les eurobonds) arrivées à échéance le 9 mars, et a déclaré lundi son intention de ne pas rembourser l’ensemble des 29 séries d’eurobonds. Il appelle depuis plusieurs semaines les créanciers à rejoindre la table des négociations afin de convenir des termes de la restructuration de la dette.
Après une brève allocution du ministre Wazni, Alain Bifani a commencé par faire le point sur la gravité de la situation macroéconomique du pays, chiffres à l’appui :
– Le PIB se contractera de 12 % en 2020, après une première contraction de 6,9 % en 2019.
– L’inflation battra tous les records en 2020 pour atteindre 27,1 %.
– Le chômage a touché, en 2019, plus de 11 % de la population active et 23,3 % des plus jeunes (15-24).
– La croissance des dépôts bancaires est négative depuis l’été dernier, avec un solde négatif d’environ cinq milliards de dollars enregistré en décembre 2019.
– Les réserves en devise de la Banque du Liban n’ont cessé de baisser au cours des dernières années. Ses réserves liquides atteignent aujourd’hui 22 milliards de dollars, dont 18 milliards sont des réserves obligatoires des banques.
– La livre connaît de facto une dépréciation de plus de 67 % sur le marché de change parallèle.
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Réforme du secteur bancaire
« Le modèle économique actuel est brisé. Seule une restructuration complète des systèmes économique et bancaire permettra une résolution de la crise », a constaté Alain Bifani, avant de décliner les principaux axes du plan de relance économique, en cours d’élaboration par le gouvernement. Outre la restructuration de la dette, celui-ci portera sur :
– La réforme du secteur bancaire : « Le secteur bancaire est le deuxième plus important au monde en termes de ratio actifs/PIB, à 422 %. (…) Cette réforme passera par un démantèlement des liens entre les banques commerciales et la BDL et une redéfinition de leur rôle qui sera recentré sur l’octroi de prêts à l’économie réelle », a indiqué M. Bifani. C’est dans ce sens que le ministère des Finances a été chargé hier par le Conseil des ministres de prendre les mesures nécessaires avec la Banque du Liban et les autres parties concernées pour procéder à un « audit permettant de déterminer les raisons qui ont provoqué la dégradation de la situation financière et monétaire du pays ». C’est ce qu’indique une copie du procès-verbal signé par le secrétaire général du Conseil des ministres, Mahmoud Makkié, que L’Orient-Le Jour a pu consulter et dont le contenu a été confirmé par le ministère des Finances. Le mandat confié au ministre des Finances, Ghazi Wazni, accorde à ce dernier un mois pour transmettre un rapport détaillé au Conseil des ministres qui inclut notamment les profits et les pertes de la BDL, ainsi que le niveau des réserves en devise.
– La réforme budgétaire : la réforme du secteur de l’électricité, des régimes de pensions de retraite, la rationalisation des dépenses courantes, la restructuration des établissements publics, l’amélioration de la collecte fiscale et la refonte du régime fiscal.
– Des mesures de stimulation de la croissance : la réforme du système judiciaire (réformes en cours sur les lois régissant les faillites, la commande publique, la concurrence…) ; les réformes sectorielles ; les mesures de soutien aux secteurs productifs ; le soutien financier externe pour les projets d’infrastructure (CEDRE).
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Le profil de la dette
Un focus sur la restructuration de la dette a ensuite été présenté par Talal Salman. Le conseiller a tout d’abord rappelé que le gouvernement planifie une restructuration de la dette en dollar – sur les eurobonds –, mais aussi de la dette en livre – sur les bons du Trésor –, afin de la rendre plus soutenable et cohérente avec le plan de relance économique en cours d’élaboration. Il a ensuite présenté le profil actuel de la dette :
– La dette en dollar s’élève à 31,314 milliards de dollars. « L’approche (adoptée pour la restructuration des eurobonds) dépendra fortement de combien de réserves en devise le gouvernement et la BDL auront à leur disposition », et ce que cela leur offrira comme marge de manœuvre.
– Les prêts bilatéraux et multilatéraux, d’environ 2,049 milliards de dollars, ne seront pas restructurés.
– La dette en livre, qui s’élève à l’équivalent de 57,072 milliards de dollars, sera aussi restructurée, et cela « dépendra des ressources en livre libanaise disponibles, et plus précisément du surplus primaire (solde budgétaire hors service de la dette) que le gouvernement parviendra à atteindre à moyen terme ».
Rien qu’en 2020, le Liban devait rembourser 4,7 milliards de dollars d’eurobonds entre coupons et principal. « On a commencé par rembourser les coupons de janvier et février, ce qui a représenté 100 millions de dollars environ. Les 4,58 milliards de dollars restants ne seront pas remboursés tant qu’il n’y aura pas d’accord. » Le Liban est aussi censé rembourser en 2020 l’équivalent de 10,3 milliards de dollars en bons du Trésor.
À terme, le stock de la dette doit être géré sur la base du plan sur lequel (le gouvernement) s’entendra (avec les créanciers), et « nous aurons un profil différent de la dette dans le futur », a indiqué Talal Salman.
Le gouvernement s’engage sur quatre principes sur lesquels il basera sa conduite du processus de restructuration de la dette, a indiqué Talal Salman :
La soutenabilité de la dette : « Nous allons contrôler la dynamique dette/PIB sur la base de trois paramètres : (1) quel coût de refinancement recherché par le gouvernement pour les années à venir ; (2) quelle projection de croissance compte tenu de la situation au Liban, de la région et du monde ; et (3) quel surplus primaire le gouvernement parviendra à atteindre ».
La capacité de refinancement : « Le gouvernement devra regarder de près quels seront ses besoins de financement et voir comment cela interagira avec ses capacités à gérer la situation de la dette en livre et dollar à court et moyen terme. »
La balance des paiements : « Le remboursement de la dette en devise doit être compatible avec la situation de la balance des paiements. On observe une contraction au niveau (du déficit de) la balance commerciale, et la monnaie fait face à l’existence d’un taux de change parallèle. Les objectifs concernant la situation de la balance des paiements et des réserves en devise seront donc déterminants. »
Des réserves antichocs (buffers) : « Contre les chocs exogènes, et encore plus dans le contexte actuel, le Liban doit pouvoir compter sur des réserves antichocs afin d’assurer que son plan de relance économique est viable sur tous les fronts. »
Plan de relance économique
Les prochaines étapes, d’ici à décembre 2020, ont été déclinées par le conseiller économique : « Nous sommes encore au début du processus », a indiqué Talal Salman. Le gouvernement travaille sur l’élaboration (1) d’un plan de relance économique détaillé en vue de permettre au Liban de faire face aux différents chocs – économie, monnaie, chômage, inflation –, et (2) devra engager des discussions avec les partenaires multilatéraux sur les potentiels soutiens extérieurs. L’élaboration (3) d’un plan de réformes global conforme au plan de relance et aux attentes des partenaires multilatéraux devra suivre. Enfin, le (4) cadre réglementaire devra être adapté en mettant en place les réformes requises à ce niveau.
Vis-à-vis des créanciers, le gouvernement commencera par interagir avec eux afin de (1) s’accorder sur les projections de croissance, de la dette et de l’ensemble des agrégats macroéconomiques fondamentaux. Il lancera ensuite avec les créanciers (2) les négociations sur les paramètres de la restructuration, avant de (3) trouver un accord sur les termes financiers clés de la restructuration de la dette et des nouvelles émissions (d’eurobonds), pour enfin (4) achever le processus de restructuration de la dette « le plus tôt possible ».
Talal Salman a conclu sa présentation en soulignant les principes sur la base desquels le gouvernement souhaite engager les négociations avec les créanciers : la bonne foi, la transparence – « toutes les informations requises seront disponibles » –, la coopération, le traitement équitable et la quête d’une « solution crédible et soutenable ». Il a dans ce sens appelé les créanciers souhaitant prendre part aux consultations avec le gouvernement à entrer en contact avec Lazard, le conseiller financier mandaté par le Liban pour l’épauler dans la restructuration de la dette. M. Salman a en outre appelé tous les créanciers à s’identifier auprès de DF King, la compagnie qui a été mandatée par le gouvernement afin de l’aider à identifier les bénéficiaires réels des eurobonds.
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15 h 04, le 28 mars 2020