Dans leurs yeux, toute la tristesse du monde. Et dans leur voix, lorsqu’elle n’est pas supplication, cette rancœur contre les politiciens de leur ville qu’ils accusent de se nourrir de leur misère. Ils survivent bien plus qu’ils ne vivent, dans les bidonvilles marécageux du quartier de la tôle baptisé Hay el-Tanak, dans les masures délabrées de Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen, dans l’humide refuge pour veuves de la Khanka en plein milieu du vieux souk, ou dans d’autres quartiers démunis. Il y en a tellement, dans la deuxième ville du pays qui compte paradoxalement tant d’immenses fortunes. Les grands pauvres de Tripoli traînent leur misère comme un boulet. Comme une malédiction qui se perpétue d’une génération à l’autre, sans le moindre espoir de s’en sortir. Car depuis la fin de la guerre civile libanaise en 1990, aucun projet n’a jamais été entrepris pour lutter contre la pauvreté à l’échelle nationale ou pour favoriser le développement. Et dans la capitale du Liban-Nord, minée par la crise économico-financière qui vient s’ajouter à la crise syrienne, aux répercussions du fondamentalisme religieux et aux conflits intersunnites, cette négligence se fait cruellement sentir. Elle est au cœur des revendications des révolutionnaires du 17 octobre, place al-Nour, et des mouvements qu’ils organisent contre le pouvoir, dans cette ville où 60 % des familles vivent en deçà de l’indice citadin de pauvreté, selon Adib Nehmé, consultant en développement et expert en lutte contre la pauvreté.
Les dents rongées de caries
On l’appelle Hay el-Tanak. Mais il n’a rien d’un quartier. Tout au plus d’un bidonville construit illégalement il y a plusieurs décennies sur un terrain gagné sur la mer, le long de la promenade côtière d’al-Mina. « Les hommes politiques de la région se sont partagé le lot avant de le revendre », racontent les habitants. Ici vivent les plus pauvres parmi les plus pauvres moyennant un loyer mensuel dérisoire, dans d’insalubres taudis de pierre aux toits de tôle, bordés d’ordures et d’eau stagnante malodorante. Quelque 300 familles libanaises sunnites installées depuis plusieurs générations dans la grande promiscuité, le dénuement total et un manque criant d’hygiène, non loin de campements de réfugiés syriens ou palestiniens. Dans ses dédales, courent des enfants sales et déguenillés, les dents rongées de caries, la respiration sifflante pour certains. Leurs parents, désœuvrés, vivent au jour le jour, souvent de débrouille et de petits boulots, dans l’attente d’une aide providentielle consentie par quelque homme politique ou quelque association.
« Si mon mari me donne 5 000 livres libanaises par jour, je nourris mes quatre filles avec. Mais si je n’ai que 1 000 LL, je me débrouille aussi et leur donne du pain et du thym », raconte Sawsan*, la quarantaine. Dans son logis glacial occupé par les lits, elle manque de tout, de détergent surtout. Et dans le coin crasseux qui lui sert à la fois de cuisine et de salle de bains, pas de frigo, ni de robinet, ni même d’électricité. Tout juste un tuyau d’arrosage qui alimente le taudis en eau, au besoin. « Il nous est arrivé de ne pas nous laver pendant deux semaines, par manque de gaz pour chauffer l’eau », laisse échapper sa cadette. Une situation qu’elle accepte avec résignation, pourvu que ses filles continuent de fréquenter l’école. « Je voudrais tant qu’elles aient une vie meilleure », prie-t-elle, montrant avec espoir le carton qui sert de bibliothèque, où sont rangés les manuels scolaires.
Sarah n’a que 23 ans et déjà six enfants qui n’ont ni lait ni éducation. Photo João Sousa
Même dans la misère, les inégalités se creusent. Sarah, 23 ans et mère de six enfants, n’a aucune consolation. « Je vous en supplie, mes petits n’ont ni lait ni éducation. Ils ont faim », pleure-t-elle. Sales, craintifs et renfrognés, ses enfants la suivent, pas à pas. Ils n’ont jamais été scolarisés. « Ils sont apatrides, mais leur père est bien libanais », déplore-t-elle, évoquant « des tracasseries administratives inextricables ». Dans ces communautés aux taux élevés d’analphabétisme, de chômage et de polygamie, l’apatridie est fréquente, par ignorance ou par manque d’argent. La désocialisation menace. Ce jour-là, la jeune mère a nourri les siens de choux-fleurs et de patates. « C’est tout ce que j’ai pu trouver », lâche-t-elle.
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Prisonniers des bidonvilles
Régnant en patriarche dans le campement, revendiquant fièrement 45 petits-enfants, Moustapha Yassine, qui élève quelques poulets, s’invite dans les masures. « Ici, vous trouverez tous les degrés de pauvreté, des gens qui peuvent se permettre une galette de pain par jour, d’autres, une demi-galette ; ceux qui n’ont pas de toit et ceux qui s’entassent à huit dans une dizaine de mètres carrés », raconte-t-il. À mesure qu’il évoque la situation, il durcit le ton à l’égard des leaders politiques de Tripoli, des chefs féodaux et de la plus haute autorité sunnite du pays, Dar el-Fatwa. « Ils nous ont promis des projets de développement, une amélioration de nos conditions de vie et des logements populaires. Mais nous sommes toujours prisonniers de ce bidonville, sans couverture sociale ni sécurité médicale. » Après 36 ans de travail, cet ancien chauffeur de poids lourd n’a obtenu que trois millions de LL d’indemnités de fin de service. Et les emplois peu qualifiés auxquels cette communauté peut prétendre sont occupés par la main-d’œuvre étrangère, syrienne, égyptienne ou bangladaise. « Ils ont vendu la région, se sont rempli les poches et nous ont oubliés », gronde-t-il, rappelant que « les leaders du Nord ne se souviennent des plus défavorisés qu’avant les élections ». « Les promesses pleuvent alors; les aides financières et alimentaires affluent. Et dès la fin des élections, tout ce beau monde disparaît. » Lors des dernières législatives, et pour exprimer sa colère, le patriarche a voté pour un candidat de la société civile. « Son grand-père était un homme honnête et compétent. Il vaut sûrement mieux que ces politiciens véreux qui n’ont jamais rien fait pour nous », martèle-t-il, appelant à renouveler la classe au pouvoir.
La discussion se déroule dans l’étroit deux-pièces où vivent Omar et sa famille de neuf personnes. On déjeune de frites, salade et cous de poulet. Les portions sont maigres, mais le pain généreux. « C’est tout ce que nous pouvons nous permettre », commente le chef de famille. Pour l’instant, c’est la santé d’Ahmad* qui l’inquiète. Son fils de 19 ans est brûlant de fièvre. Voilà trois jours qu’il est malade, mais il n’a pas de quoi payer un médecin, ou même acheter un médicament contre la fièvre. Le jeune homme et son frère aîné sont pourtant les deux seuls piliers financiers de cette famille nombreuse. Ahmad écaille les poissons pour 6 000 LL par jour. Son frère aîné travaille dans une quincaillerie. Et nul n’est allé plus loin que la classe de huitième, ni la femme divorcée revenue vivre auprès de ses parents, ni le plus jeune fils de dix ans qui a « fui une école trop rébarbative ». Leur père, un ancien pêcheur, ne travaille plus depuis une mauvaise chute. Et leur mère est confinée à la maison pour servir la famille. Alors les factures s’accumulent. Les retards de loyer aussi. Pour son minuscule taudis, Omar doit payer 250 000 LL par mois. Avec la crise qui fait rage et le prix des denrées alimentaires qui grimpe à une vitesse vertigineuse, dans le contexte de crise économique que travers le Liban, il a déjà « deux mois de retard de loyer ».
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Dans un immeuble détruit par les bombardements
Au gré des rencontres à Tripoli, l’on croise cette même vulnérabilité et, parallèlement, cette même haine des leaders de la région. On rogne sur la qualité du logement, quitte à vivre dans des habitations délabrées. On économise sur la qualité de la nourriture, quitte, pour certains, à ramasser les légumes invendus du vieux souk, le soir après la fermeture. L’endettement est aussi courant, auprès de proches ou chez l’épicier du coin. Car on refuse que les enfants se couchent le ventre creux. Sawsan s’endette régulièrement depuis que le ministère des Affaires sociales a décidé qu’elle n’était pas assez pauvre pour bénéficier d’aide. Ramia, dont le mari est employé au rabais comme chauffeur de bus, assure qu’elle et ses trois enfants sont privilégiés par rapport à d’autres. Pourtant, dans cet immeuble partiellement détruit par les bombardements où habite sa famille, à la frontière entre les deux quartiers autrefois ennemis de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané, l’un de ses fils a failli un jour être tué par une chute de pierre. « Le loyer est si dérisoire », explique-t-elle, comme pour se justifier. Mais elle s’emporte aussitôt : « C’est la faute de nos leaders. Ils nous affament pendant quatre ans et finissent par nous jeter quelques vieux os pour nous rameuter. »
Dans cette masure familiale entre Kobbé et Bab el-Tebbané, une salle de bains aménagée avec les moyens du bord. Photos João Sousa
Le quotidien de la famille de Mohammad est tout aussi précaire. Ce jeune peintre en bâtiment d’une vingtaine d’années, rappeur à ses heures perdues, qui vit entre Kobbé et Bab el-Tebbané, n’a rien trouvé dans son domaine. « Mon père est concierge pour 600 000 LL par mois. Son salaire suffit à peine pour rembourser l’épicier et les factures d’électricité. » Alors le jeune homme qui a « échoué à rejoindre l’armée ou à obtenir un crédit pour ouvrir un café », accepte les petits boulots et se bat pour trouver un emploi stable qui lui permettrait de soutenir sa famille et de « garder à l’école » ses jeunes frère et sœur. Dans leur masure d’une pièce-cuisine où il fait si humide, il raconte son décrochage scolaire, ses formations professionnelles, les usines qui ferment, le manque d’opportunités dans cette capitale du Nord en crise, et ce boulot trouvé dans une agence de sécurité à Beyrouth, qui lui a donné tant d’espoirs vains. « J’ai mis tout mon salaire dans les déplacements. J’ai fini par abandonner », avoue-t-il, avec regret.
C’est cette situation intolérable que dénonce le jeune homme au quotidien, place al-Nour, auprès des contestataires. Sa colère est telle vis-à-vis des chefs politiques qu’il ne s’est pas privé, un jour, « de déchirer le portait » du leader sunnite et ancien Premier ministre Saad Hariri, qui trônait sur la place. « Il cachait une horloge plus belle que le portrait d’un zaïm », dit-il, avec humour, avant de raconter les représailles qui ont suivi, les menaces et les coups portés contre lui et son père. « La classe politique doit réaliser que nos revendications sont légitimes, qu’elle a le devoir de mettre fin à la pauvreté et de nous assurer des emplois », crie-t-il, ajoutant qu’il n’aspire qu’à se coucher la tête tranquille, à évoluer dans un environnement sain, et à voir sa sœur jouer un rôle dans la société. « Pour obtenir ses droits, la population refuse désormais de baiser les mains des leaders », martèle-t-il.
Une réalité chronique aux raisons profondes
« La pauvreté à Tripoli est une réalité chronique aux raisons profondes », explique à L’Orient-Le Jour Adib Nehmé, se basant sur une étude qu’il a réalisée dans la ville en 2012. Son point de départ est la fermeture de la zone industrielle de Tripoli, en 1973. « Les travailleurs se replient alors sur le secteur informel, deviennent vendeurs ou chauffeurs. Déjà pauvres, ils deviennent plus vulnérables et marginalisés, sans syndicats pour les protéger. La guerre de 75 aggrave certes la situation, mais c’est le conflit armé dans les années 80 entre les deux quartiers voisins de Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen qui porte le coup fatal à la capitale du Nord », estime le spécialiste. Coupée du monde, ses souks touchés, « Tripoli perd son rôle de pôle économique et commercial régional ». L’influence islamiste qui suit achèvera de la terrasser.
À proximité de leurs taudis, à Hay el-Tanak, une eau stagnante malodorante et des déchets qui s’amoncellent. Photo João Sousa
En même temps, « les raisons de la régression économique de Tripoli ne sont pas traitées par les autorités ». La ville bénéficie pourtant d’un port, d’un souk et de cette foire internationale conçue par le grand architecte brésilien Oscar Niemeyer. Mais aucun projet pour faire revivre ses infrastructures, mis à part « cette illusion » d’en faire un hub pour reconstruire la Syrie. « Ici, c’est toute une ville qui est pauvre avec des poches de gens aisés qui ne dépassent pas 20 % de la population », note l’expert, observant que 65 % des élèves fréquentent l’école publique, que seulement 22 % de la population a un compte bancaire, que le travail des enfants est très élevé et qu’en 2012, on ne comptait aucun bachelier dans 76 % des familles. « Cette pauvreté atteint un pic de 90 % à Bab el-Tebbané », révèle-t-il aussi.Alors, pour les observateurs, le lien entre soulèvement populaire et pauvreté est évident. « Ce sont les leaders du pays et de la ville qui sont responsables de la grande pauvreté à Tripoli », observe à L’Orient-Le Jour l’avocat Khaled Merheb, membre du Comité d’avocats volontaires pour la défense des droits des manifestants. « Ils ont sciemment maintenu la population dans la misère afin de la garder sous leur dépendance et l’utiliser lors des élections », estime-t-il. Ce qui explique l’ampleur de la contestation dans la capitale du Nord, depuis le 17 octobre. « Paradoxalement, ce ne sont pas les plus pauvres qui manifestent leur colère contre les abus du pouvoir à l’égard de la population, car les plus vulnérables ont d’autres priorités et ont souvent perdu espoir », constate Rim Hajj Ali, porte-parole de l’association Ruwwad-Lebanon, particulièrement active dans le domaine éducatif, rue de Syrie. « Ce sont les plus fortunés qui parlent pour les autres », note-t-elle.
Auteur de la proposition de loi Afaal pour lutter contre l’extrême pauvreté en 2014, Robert Fadel, alors député indépendant de Tripoli, démissionne en 2016 par « refus de rester complice d’une classe politique qui ne veut pas changer le système ». « Les leaders de Tripoli ont une responsabilité déterminante dans l’état de pauvreté de la population du Nord, bien plus que le gouvernement central », accuse-t-il, dénonçant « l’instrumentalisation par les politiciens de la pauvreté pour se maintenir au pouvoir ». Également au cœur de ses griefs contre les chefs politiques de la capitale du Nord, « leur refus de travailler ensemble pour éradiquer la misère », et… « ces rivalités sur la prépondérance sunnite qui ont détruit la ville ».
*Certains noms ont été modifiés
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19 h 50, le 18 avril 2020