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Liban - La carte du tendre

Le crépuscule des dieux

Un abadaye de Beyrouth entouré de ses partisans, circa 1935. Collection Georges Boustany

Beyrouth, 1935. Au fond d’une ruelle de terre battue, entrons dans un monde d’hommes, de testostérone, de rapports de force, de hiérarchie clanique et tribale : voici un authentique « abadaye », mot dont l’origine turque signifierait « oncle maternel fort » et qui remonterait paradoxalement à une époque où les mères étaient les chefs de famille et donc leurs frères les durs du clan*. Allons droit au tonton flingueur auquel on concédera respectueusement le titre de « khal » : armé d’un pistolet, l’abadaye se tient au centre d’une meute masculine de tous âges prête à en découdre. Il n’est pas le plus grand mais il en impose grâce à l’unique tarbouche du groupe. Probablement le plus âgé, il affiche l’air émacié de celui qui a tout vu, y compris des macchabées qu’il a dû glacer du regard du temps de leur vivant. Son visage poker-face ne laisse filtrer aucune émotion : c’est le calme sicilien d’un godfather avant l’heure.

Pour souligner davantage encore son statut, il y a une table, une seule, sur laquelle sont placés des verres que vient de remplir le serveur en abaya à droite, celui qui tient un broc d’eau. Ceci n’est pas seulement une table : c’est le centre de commandement, celui vers lequel convergent toutes les lignes de force de cette composition. Le khal est le seul autorisé à s’y installer, c’est son bureau et sa tribune. Mais aujourd’hui, il a laissé une petite place à l’homme à sa gauche qui ressemble à Léon Trotsky et qui se trouve être le seul à porter des lunettes rondes : avons-nous affaire à un intellectuel? On dirait : il fume une cigarette, quand les autres exhibent qui un pistolet, qui un poignard ; son arme à lui, c’est le savoir et il semble bien que, tout abadaye qu’il est, le khal se laisse impressionner par cet intrus qui donne à réfléchir.

Tout autour, voilà une foule menaçante et fière de l’être ; pourtant, ils n’ont pas l’air particulièrement en colère. Non, il y en a même qui sourient : ils prennent la pose, mais on imagine bien que le photographe ambulant qui passait par là et qui a exécuté ce tirage-minute ne devait pas se sentir très en sécurité devant cet étalage de mâles qui vous veulent du bien, du reste la photo est prise à la hâte et de travers. L’atmosphère malgré tout bon enfant est soulignée par la présence d’un autre employé de ce boui-boui de quartier : un homme au tablier à la propreté toute relative se tient à gauche, bonnet sur la tête, il peut s’agir du cuistot qui a eu l’honneur, avant de nourrir tout le monde aux frais du khal, de figurer sur la photo.

Dans le groupe, la jeunesse montante s’habille cool, tee-shirt et pantalon de toile ample, pose détendue et même sourire aux lèvres : la ressemblance physique laisse penser que ce jeune loup qui lève une jambe pour mettre symboliquement ses attributs en valeur est le fils ou le petit-fils de l’abadaye. Derrière l’apparente rupture vestimentaire entre deux siècles, priment les liens du sang car le titre se transmet de père en fils.

Il y aurait tant de choses à dire sur cette image tirée des archives d’un policier de l’époque. On pourrait évoquer l’architecture de cette rue qui s’apparente plus à un boyau mal famé qu’à un passage ouvert au public. Recenser l’arsenal de cette bande d’hurluberlus, trois révolvers et trois couteaux. S’attendrir devant la gargoulette de terre cuite posée sous la table. S’apitoyer devant l’air stupide et effaré du gargotier. Mais il y a plus pressé.

À l’heure où les Libanais déboulonnent leurs abadayate, voici une image rare d’une bande de quartier comme on pouvait en voir dans les ruelles de Beyrouth durant des siècles. Depuis l’époque de Fakhreddine, les abadayate étaient un élément central de la construction sociale de la ville. Chacun dirigeait son quartier d’une main de fer. Ils pouvaient être pauvres, mais toujours impeccablement mis. Ils étaient en tout cas la « marja3iyya » ultime : ils réglaient les conflits familiaux, aidaient les pauvres en détroussant les riches, pouvaient d’une pichenette invalider une décision de justice pour peu qu’ils estiment que l’accusé a été lésé. Capables de tenir tête à l’autorité centrale, ils étaient craints par la police qui préférait fricoter avec eux, et c’est donc tout naturellement que certains descendants d’abadayate, devenus des zaïms, ont accédé aux postes les plus importants de l’État à la naissance du Grand Liban.

Depuis, on les retrouve à toutes les étapes de l’histoire chaotique de notre pays, et lorsque s’effondreront l’État et ses forces armées avec la guerre de 1975, ils prendront le pouvoir, chacun dans son morceau de ville.

Cette image semble sortie de la préhistoire à l’heure où les Libanais dépassent enfin leurs clivages ancestraux. La crise économique, l’épuisement du modèle financier, les réseaux sociaux ont remisé l’abadaye et même l’arrogance masculine orientale au rang d’anachronismes nuisibles. Que la révolte d’octobre soit essentiellement menée par les femmes en dit long sur le chemin parcouru : il n’y en a pas une seule dans cette photo, et pourtant, toutes ces brutes épaisses ont une mère.

La lutte désormais engagée contre le passé annonce le crépuscule des dieux. À ces chefs au-dessus des lois qui divisent pour régner en cultivant la peur de l’autre, les nouveaux citoyens opposent la suprématie du contrat social et un civisme partisan d’un État juste et fort.

Le processus sera long et douloureux car les abadayate n’ont pas dit leur dernier mot. Mais ce n’est qu’en les envoyant au musée que l’on passera d’un collectif de minorités farouches à une nation digne de ce nom.

(*) Sur le sujet, on lira l’ouvrage de Abdel Rahmane al-Sammak, « Abadayate Beyrouth », aux éditions Arab Scientific Publishers, 2015.


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Pardonnez le vague mais c'est tout ce qui reste dans ma mémoire après près de 80 ans. Vers 1940 un abadaye de Basta, disons Mohamed Kraydié ou Mohamùed Dib Sammak, entouré de quelques admirateurs dans le plus célèbre café de Basta, tarbouche de travers, lève son "baston" et dit : Si Hitler débarque sur nos côtes, c'est avec ce "baston" que je lui casserais la tête. A l'époque, les gens rentraient à la maison avant 20 heures pour écouter le bulletin d'informations de Radio-Berlin en arabe dite par Younès el-Bahri de sa voix de stentor : "Houna Berline". Ce soir-là, Younès el-Bahri, après "Houna Berline" poursuit : Dites à Mohamed Kraydié, que la Marine allemande débarquera dès demain très tôt à Beyrouth ! Mohamed Kraydié, le visage pâle de peur dit à sa femme : Il a dit mon nom ? Elle lui répond par l'affirmative. Il se lève comme un ressort et lui dit : Ferme les portes, les fenêtres et éteint les lumières. Il poursuit : Si quelqu'un demande de moi dis-lui que je ne suis pas là car je descends dormir à la cave derrière la vieille armoire...

Un Libanais

16 h 51, le 25 novembre 2019

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  • Pardonnez le vague mais c'est tout ce qui reste dans ma mémoire après près de 80 ans. Vers 1940 un abadaye de Basta, disons Mohamed Kraydié ou Mohamùed Dib Sammak, entouré de quelques admirateurs dans le plus célèbre café de Basta, tarbouche de travers, lève son "baston" et dit : Si Hitler débarque sur nos côtes, c'est avec ce "baston" que je lui casserais la tête. A l'époque, les gens rentraient à la maison avant 20 heures pour écouter le bulletin d'informations de Radio-Berlin en arabe dite par Younès el-Bahri de sa voix de stentor : "Houna Berline". Ce soir-là, Younès el-Bahri, après "Houna Berline" poursuit : Dites à Mohamed Kraydié, que la Marine allemande débarquera dès demain très tôt à Beyrouth ! Mohamed Kraydié, le visage pâle de peur dit à sa femme : Il a dit mon nom ? Elle lui répond par l'affirmative. Il se lève comme un ressort et lui dit : Ferme les portes, les fenêtres et éteint les lumières. Il poursuit : Si quelqu'un demande de moi dis-lui que je ne suis pas là car je descends dormir à la cave derrière la vieille armoire...

    Un Libanais

    16 h 51, le 25 novembre 2019

  • Article et photo Magnifiques!

    Jack Gardner

    15 h 48, le 25 novembre 2019

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