Le spectacle de désolation offert par un Liban complètement à la dérive n’a jamais été aussi patent. Plus que jamais empêtrée dans ses tiraillements internes, la classe politique est dans un état de schizophrénie totale face à l’échéance de la formation du gouvernement. Alors que le chef du Parlement, Nabih Berry, est revenu à sa vieille rengaine d’un gouvernement doté de figures politiques, espérant toujours en sous-main un retour du chef du courant du Futur Saad Hariri, le Courant patriotique libre de Gebran Bassil, lui, persiste à affirmer son soutien à un gouvernement d’experts camouflés, tandis que Baabda tangue entre les deux options et cherche à sortir de l’impasse avec le moins de dégâts possible.
Pris dans cet engrenage infernal, le Premier ministre désigné, Hassane Diab, persiste et signe : le gouvernement, qui était quasiment prêt, sera technocrate ou ne sera pas, même si certaines figures à la coloration politique atténuée ont été subtilement imposées en coulisses.
Le Hezbollah, dont le seul souci pour l’heure est, selon ses milieux, de voir naître au plus tôt un cabinet, quelle que soit sa forme, qui puisse vaquer à l’urgence économique et éviter au pays le désastre total, s’emploie de son côté à « concilier entre cette multitude de positions contradictoires » qui n’augurent, pour l’heure, aucune issue, encore moins des dispositions des protagonistes à sortir le pays de cette profonde crise.
Trois semaines après des tractations ardues et des marchandages d’épicier pour tenter de mettre sur pied un gouvernement de technocrates néanmoins concoctés avec l’aval de partis politiques, c’est donc un gouvernement techno-politique qu’exige désormais le chef du Parlement, Nabih Berry. Dans une déclaration au site an-Nahar, il est même allé plus loin, annonçant que le mouvement Amal suspendra sa participation au gouvernement jusqu’à ce que ses « demandes soient prises en compte ». Démentant les informations selon lesquelles il serait prêt à lâcher M. Diab, le chef du mouvement Amal a réfuté les analyses de certains médias liant son dernier revirement aux développements survenus dans la région bien qu’il ait fait allusion, la veille, à une situation régionale inquiétante.
Le président de la Chambre – qui se dit en faveur d’un gouvernement « rassembleur » de toutes les forces politiques, dépourvu du tiers de blocage et incluant des technocrates et des représentants du mouvement de contestation – a tiré à boulets rouges aussi bien sur le Premier ministre désigné que sur le chef du CPL, sans les nommer. M. Berry en veut notamment à M. Diab de ne pas avoir appliqué les mêmes critères aux différentes parties politiques en matière de choix des candidats ministres, l’accusant indirectement de recourir à la politique des deux poids deux mesures.
(Lire aussi : Experts ? Et comment !, l'éditorial de Issa GORAIEB)
Lignes rouges
« On s’est rendu compte en définitive que le concept de ministres indépendants ne s’appliquait qu’à nous. D’autres parties ont gracieusement imposé leurs candidats », a-t-il martelé dans une allusion claire au chef du CPL qui avait opposé son veto à la candidature de Damien Kattar aux Affaires étrangères en suggérant celle de Nassif Hitti, ancien ambassadeur de la Ligue arabe à Paris.
Selon notre chroniqueur Philippe Abi-Akl, M. Bassil insiste pour obtenir le tiers de blocage – sept ministres sur 18 – au sein du futur gouvernement, ce que le mouvement Amal, le Hezbollah et les Marada (de Sleiman Frangié) refusent catégoriquement dans les circonstances délicates que traverse la région.
En traçant aussi clairement les lignes rouges, M. Berry vient ainsi de torpiller des semaines d’échanges et de tractations qui ont laissé croire, un moment, à une naissance prochaine du cabinet, moyennant quelques dernières retouches pour pourvoir notamment le portefeuille du ministère de l’Économie également revendiqué par le CPL et auquel M. Diab espérait désigner M. Kattar.
Selon une source proche du Hezbollah, M. Berry n’aurait pas pu reprendre les rênes de la sorte s’il n’avait pas été soutenu, au départ, par la présidence de la République. Craignant les répercussions sur le Liban de l’assassinat du général Kassem Soleimani, le chef de l’État, Michel Aoun, aurait estimé plus sage de revenir à la formule techno-politique plus appropriée pour habiliter le Liban à affronter les turbulences régionales à venir.
Un responsable au sein du bloc Amal indique que le président Aoun a envoyé un « messager » auprès de Aïn el-Tiné pour tâter le terrain. « Le président de la Chambre a saisi l’idée au vol et l’a aussitôt parrainée », confie un analyste proche du Hezb qui souligne que l’affaire Soleimani a été servie sur un « plateau d’argent » pour revenir à la formule consistant à injecter des figures politiques au sein du cabinet.
Selon cet analyste, M. Aoun aurait envoyé son messager chez Berry sans avoir consulté auparavant M. Bassil, qui se serait dépêché d’aller à Baabda pour rectifier le tir. Dans un tweet, le député Jamil Sayyed a confirmé le revirement opéré par Baabda pour ce qui est de la forme du gouvernement, soulignant toutefois que cette position était également consentie par M. Bassil avant que les deux parties ne changent, selon lui, d’avis pour revenir à la formule d’un gouvernement de technocrates.
(Lire aussi : Le Liban en pleine confusion, Un peu plus de Médéa AZOURI)
D’où, notamment, la déclaration jeudi du député Ibrahim Kanaan qui a affirmé que sa formation n’avait pas changé d’avis et était toujours en faveur de la formation d’un cabinet d’experts, et qu’il continuait de soutenir M. Diab dans sa tâche alors que des informations de presse faisaient état d’un changement de pied de la part du CPL.
Plusieurs observateurs en conviendront : Hassane Diab n’a jamais été dans les bonnes grâces de M. Berry qui espère toujours, à ce jour, voir Saad Hariri revenir sur sa décision et reprendre en main le gouvernail du vaisseau qui chavire, bien qu’il affirme le contraire. Une option intolérable pour le chef du CPL, dont la formation a pris soin de réaffirmer jeudi son attachement à M. Diab. « Contrairement à toutes les rumeurs qui circulent à son propos, M. Diab reste déterminé à mettre sur pied un cabinet de technocrates et ne renoncera pas à sa tâche », a ajouté M. Sayyed dans son tweet, en réponse aux rumeurs qui ont circulé hier sur un possible désistement du Premier ministre en faveur de M. Hariri. Une option que le chef du Futur, toujours à Paris, ne semble pas prêt à envisager, d’autant qu’il n’avalisera, si l’on croit les informations émanant de ses milieux, aucun cabinet incluant des acteurs politiques comme le souhaite désormais M. Berry.
Lire aussi
Gouvernement : blocages et cacophonie à l’ordre du jour
Tournez manège !, le billet de Gaby NASR
Alerte aux balles perdues, l'édito de Issa GORAIEB
La communauté internationale dénonce « l’irresponsabilité » des dirigeants libanais
commentaires (10)
11 janvier 2020 ???
Emile Antonios
09 h 28, le 22 septembre 2020