La place des Martyrs a revêtu hier son habit de fête. Pendant quelques heures, ce haut lieu de la contestation s’est transformé en un havre de paix, de convivialité et de solidarité. Près d’un millier d’invités, des personnes issues de milieux défavorisés, étaient attendus pour un dîner festif.
Dès 15 heures, quelque 400 volontaires, tous âges confondus, s’activent à dresser et décorer les tables en bois. Celles-ci occupent la zone autour du sapin de Noël dont la décoration évoque des moments et initiatives-clés du mouvement de contestation populaire qui a commencé le 17 octobre. Sur l’une des tables, des volontaires trient les fleurs avant de les mettre dans des bouteilles en verre qui servent de vases. D’autres placent des bougies dans des pots en verre. Plus loin, sous une tente qui sert de cuisine, un groupe verse de l’eau et du jellab dans des cruches qui sont placées par la suite sur les tables. À côté d’eux, un groupe de jeunes déballe des assiettes en acier inoxydable, enlève les étiquettes avant de les donner à l’équipe qui s’occupe de la vaisselle.
« Je voudrais des volontaires pour transporter les chaises », crie l’un des responsables sur la place. En moins d’un quart d’heure, mille chaises sont déjà alignées autour des tables. Nour et Sarah, toutes les deux âgées de 13 ans, nettoient les chaises. Elles sont venues avec leurs mères. « Je suis fière de prendre part à cet événement parce que nous faisons du bien pour les gens qui ne vivent pas comme nous, confie Nour. C’est très joyeux, renchérit Sarah. Et c’est trop beau aussi parce qu’on constate que de nombreuses personnes sont venues pour aider. »
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Faire plaisir aux autres
À l’origine de cette initiative, Asma Andraos, spécialiste de l’événementiel. Elle explique que l’idée est une incarnation même de Noël, qui est synonyme de partage. « Mais l’idée est surtout née des statistiques qui montrent que la moitié des Libanais ne mangent plus à leur faim », poursuit-elle. Asma, sa famille et ses amies se sont ainsi rassemblées pour organiser cet événement. Elles se font appeler « des Tantes du Liban » et ont fait une cagnotte puisée des ressources « initialement destinées à faire les cadeaux et les repas de Noël ». « Cette année, nous avons décidé dans nos familles de limiter les cadeaux aux enfants et de faire un déjeuner simple. Nous avons le privilège d’être toujours gâtés. Nous avons décidé d’utiliser l’argent pour faire plaisir aux gens qui n’ont pas les mêmes facilités que nous. » Une partie de cette cagnotte a servi à distribuer 250 colis alimentaires dans les régions les plus défavorisées de Tripoli (Bab el-Tebbané, le quartier dit de tôle (hay el-Tanak) et celui des sinistrés (hay el-Mankoubine). « Chacun des colis contient des aliments qui peuvent suffire un mois pour une famille composée en moyenne de cinq à six personnes, précise Asma Andraos. Nous avons acheté les provisions des marchands du Liban-Nord. Nous avons voulu aussi organiser à Beyrouth un vrai repas de fête, au cours duquel les gens peuvent s’asseoir et être servis. »
L’appel a été lancé via WhatsApp, et la réaction des gens a été « extraordinaire ». « Nous avions besoin de 150 volontaires, nous nous sommes retrouvés avec 400 », se félicite Asma Andraos. Les préparatifs ont duré près d’un mois et beaucoup de gens ont offert la logistique (fleurs, tables, chaises…). « Avec l’ONG Regenerate Lebanon, nous avons financé des assiettes, verres et couverts en acier inoxydable qui peuvent être réutilisés pour d’autres événements sur la place », insiste-t-elle. Les assiettes des desserts sont biodégradables. Les bûches ont été commandées auprès d’Acsauvel et les plats ont été préparés par Tawlet.
« Nous avons décidé de présenter des assiettes individuelles que les volontaires servent à table », souligne de son côté Kamal Mouzawak, fondateur de Souk el-Tayeb et Tawlet. « Parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’offrir à manger, mais aussi de prendre soin de ces personnes, poursuit-il. Il fallait aussi être réaliste parce que sur la place, nous n’avons pas une vraie cuisine. » Il a ainsi été décidé de proposer aux invités de la friké au poulet, accompagnée de légumes, de la bûche et des clémentines pour le dessert. Le tout arrosé de jellab.
Les plats ont été préparés, hier, par quatre femmes de Tawlet Ammiq. Au total, 110 kilos de friké ont été cuisinés, accompagnés de 70 kilos de châtaignes, 50 kilos de pommes de terre, 50 autres de carottes et d’oignons, et 1 050 cuisses de poulet.
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Cohésion sociale
Peu avant 18 heures, les convives, qui ont eu écho de l’événement à partir des réseaux sociaux ou d’ONG, commencent à affluer sur la place, où des chants de Noël passent en boucle. Humblement, ils ne tarissent pas de louanges à l’égard des organisateurs. Du côté de la cuisine, les femmes ouvrent le bal par un concert de casseroles avant de commencer à remplir les assiettes. « La seule façon dont nous pouvons aider, c’est de donner de la joie aux personnes les plus démunies », lance Claude, une volontaire. « L’ambiance ce soir contraste un peu avec celle des jours précédents, dit, de son côté, Claude. Ce sont de petits gestes qui, cumulés, peuvent déplacer des collines. »
Pour Shirine, cette initiative « généreuse fait partie de l’esprit créatif et altruiste des Libanais qu’on semblait ignorer jusqu’à présent ». Davina, venue de Madrid pour ses vacances au Liban, se réjouit : « C’est tellement beau et très bien organisé. Les Libanais sont un peuple fantastique. »
Céline, qui ne quitte pas la place depuis le 17 octobre, affirme que sur ces lieux, « nous vivons le vrai esprit de Noël ». « Si cette révolution nous a appris une chose, c’est qu’au Liban, il y a beaucoup plus de personnes démunies que nous ne le pensions, constate Nicole. Elle nous a aussi unifiés pour nous soutenir les uns les autres. » Et Roula d’insister : « Cette révolution est une belle leçon de cohésion sociale. »
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19 h 48, le 24 décembre 2019