Le spectacle de la répression inédite du mouvement de contestation dans le centre-ville de Beyrouth au cours du week-end dernier a suscité plusieurs interrogations sur les raisons justifiant le recours à une violence aussi disproportionnée après deux mois de manifestations relativement pacifiques. Face aux protestataires, les éléments de la brigade antiémeute et des forces de l’ordre chargées de la protection du Parlement. La ministre sortante de l’Intérieur Raya el-Hassan a d’ailleurs reconnu, dimanche, que « des erreurs avaient été commises » et ordonné l’ouverture d’une enquête.
Face à la multitude des services et instances chargées de maintenir l’ordre sur les lieux, plusieurs questions s’imposent : comment sont coordonnées les opérations sécuritaires sur place, qui décide du passage d’une opération de maintien de l’ordre à des mesures plus musclées, et quels services sont chargés de mettre en œuvre ces mesures ? Signe de la complexité et du caractère sensible du sujet, ainsi que du flou qui l’entoure, plusieurs experts sécuritaires et militaires interrogés par L’Orient-Le Jour ont eu du mal à démêler l’écheveau complexe des opérations.
Dans le centre-ville, trois services sécuritaires distincts étaient principalement à l’œuvre le week-end dernier : la brigade antiémeute relevant des Forces de sécurité intérieure, la police du Parlement et l’armée. Trois institutions dont le mode de travail, la formation et la culture institutionnelle diffèrent radicalement, d’où la difficulté de coordonner leurs tâches respectives.
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Une police vouée à son chef
La police du Parlement, que nombre de protestataires ont souvent pointée du doigt comme ayant été particulièrement impliquée dans la répression des manifestants, est une entité indépendante du reste des forces de l’ordre et fonctionne selon une structure et une hiérarchie non classique. Constituée de 240 éléments, cette police est directement affectée à la présidence de la Chambre et a pour mission de sécuriser le périmètre du Parlement. « Théoriquement, et à l’instar de l’unité chargée de la sécurité de la présidence du Conseil des ministres ou de la garde présidentielle, la police du Parlement relève hiérarchiquement du commandant chargé de la sécurité des ambassades et des établissements et administrations publics. Ce commandant relève à son tour de la direction des Forces de sécurité intérieure (FSI) qui dépend directement du ministre de l’Intérieur », indique Aram Nerguizian, le conseiller principal au sein du programme sur les relations entre civils et militaires dans les États arabes du Carnegie Middle East Center.
Dans les faits, indique un ancien officier de l’armée, la police du Parlement regroupe des effectifs choisis, un à un, par le président de la Chambre, Nabih Berry, qui les passe au crible pour s’assurer de leur loyauté. Ses membres perçoivent leur salaire du Parlement et « une rétribution mensuelle supplémentaire de la part de M. Berry ». C’est le président de la Chambre qui décide de la promotion des effectifs sur « une base totalement discrétionnaire », ajoute cet ancien militaire. C’est ainsi que Youssef Dimachq, alias Abou Khachbé, s’est vu promu au rang de général et s’est vu confier le commandement de cette unité.
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Les membres de la police du Parlement, qui portent l’uniforme des FSI – « une décision également prise arbitrairement » selon un ancien responsable sécuritaire – sont souvent confondus avec les unités des FSI. Ils sont par conséquent difficilement identifiables en tant que tels. « Normalement, ils n’ont même pas le droit de circuler en uniforme en dehors du périmètre immédiat du Parlement qu’ils sont censés protéger », ajoute la source précitée. Si les membres de la police du Parlement sont majoritairement chiites, pour la plupart anciens membres du mouvement Amal, l’on y recense aussi quelques quelques chrétiens généralement originaires du Liban-Sud. La police du Parlement est secondée par une unité de soldats détachée de l’armée et une unité des FSI, toutes deux affectées à la protection du Parlement. Si ces deux unités relèvent chacune, administrativement parlant, de leur hiérarchie militaire respective, elles sont toutefois chapeautées l’une et l’autre par « deux commandants chiites qui ont l’assentiment du président de la Chambre », indiquent deux experts militaires. Un schéma qui vient ajouter une dose de confusion au paysage sécuritaire déjà embrouillé.
« Nabih Berry a mis en place une structure qui lui est propre, mais qui s’est insérée dans les forces légales. En somme c’est une véritable milice qui a envers le chef du Parlement une loyauté totale », commente un officier de l’armée à la retraite. Un schéma que M. Nerguizian affirme « difficile à vérifier ». « Toute la question est de savoir devant quelle autorité sécuritaire cette unité hybride rend des comptes sur ses agissements et quelles sont ses règles d’engagements », renchérit un expert militaire.
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La responsabilité des FSI
Aux côtés de la police du Parlement, était déployée, le week-end dernier, au centre-ville de Beyrouth, la brigade antiémeute relevant des FSI, une unité spécialement formée pour maintenir l’ordre public et protéger les propriétés de l’État en cas de troubles. Elle relève du commandement des FSI et rend compte au directeur général, Imad Othman. Cette brigade, qui comprend 1 200 éléments répartis sur 20 divisions, est chargée notamment de la protection de la Maison du Centre, du Sérail et du ministère de l’Intérieur. Elle est également sollicitée pour intervenir en cas d’émeutes, explique un expert. Elle est, à cette fin, équipée de bombes à gaz lacrymogène, d’armes à balles en caoutchouc et de matraques. « Le recours à ces équipements se fait généralement de manière graduelle, selon des règles d’engagement. L’amplitude de la violence doit être proportionnelle à l’appréciation de la situation. La tactique est généralement d’alterner l’escalade et la désescalade dès que la tension baisse d’un cran », explique un expert militaire. Dépêchées sur les lieux samedi et dimanche, c’est à grand renfort de gaz lacrymogènes notamment, que ces brigades ont tenté d’empêcher les débordements.Les violences subies par les protestataires, surtout samedi soir, ont été vivement dénoncées par les protestataires, mais également par la ministre sortante de l’Intérieur. C’est ce qui explique la tournée surprise effectuée le lendemain sur le terrain par le directeur des FSI, pointé du doigt dans la responsabilité des tabassages qui ont eu lieu et auquel ont pourtant largement pris part les membres de la police du Parlement, assistés de civils armés de bâtons, sans qu’il n’y ait eu nécessairement une synchronisation des décisions entre les deux unités. Si le recours au gaz lacrymogène est officiellement permis lors des troubles, ainsi que le recours aux balles en caoutchouc, les tabassages, par contre, ou l’acharnement contre les protestataires qui est souvent une réaction incontrôlée de la part d’un agent de l’ordre, le sont beaucoup moins. « L’officier aux commandes ne donne pas l’ordre de tabasser. Cela revient à chaque individu, à sa capacité à se contrôler et à faire face à la pression », commente un ancien officier de l’armée qui souligne que la gestion du chaos est une tâche extrêmement difficile, surtout que les forces de l’ordre sont épuisées et sous pression continue depuis plus de deux mois. « Il ne faut pas oublier que le policier a peur pour sa propre sécurité. Il a également peur d’échouer dans sa mission », note cet ancien militaire qui rappelle que plusieurs membres de la brigade antiémeute ont été également blessés.
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Le rôle délicat de l’armée
L’armée, qui était également présente sur les lieux, n’a pas pris part à la répression et s’est contentée de jouer un rôle tampon en tentant de protéger une partie des manifestants – du moins les plus pacifiques d’entre eux. Ce rôle relativement secondaire s’expliquerait notamment par le fait que la troupe n’est ni entraînée ni équipée pour faire face à des émeutes de cette ampleur, commente un expert. Autre facteur à prendre en compte, le fait que le centre-ville de Beyrouth, qui a été le théâtre d’incidents graves ces derniers jours, « est un lieu névralgique qui relie le quartier chiite de Khandak el-Ghamik, au Parlement, à la Maison du Centre sunnite, et au quartier chrétien d’Achrafieh. Ce qui rend difficile toute intervention de l’armée, qui joue un rôle de balancier depuis le début de cette révolte », commente un observateur.
« L’armée fait de son mieux pour éviter toute sorte de déploiement qui risque de l’inciter à l’usage de la violence. L’objectif de la troupe est de gagner du temps en restant crédible aux yeux de l’opinion publique dans son ensemble, en attendant l’avènement d’un règlement politique », commente à son tour M. Nerguizian.
Plusieurs sources militaires l’ont confirmé : généralement, la centralisation des opérations est censée être du ressort de l’armée. Sauf que pratiquement, et dans ce cas précis, « c’était au directeur des FSI qu’incombait la centralisation des opérations dont il assume au final la responsabilité, dans la mesure où c’est la brigade antiémeute qui constitue la force principale chargée de cette mission », explique un ancien officier. « Normalement, la hiérarchie devrait être plus claire et la coordination plus efficace. Mais ce n’était pas le cas lors des incidents du centre-ville », commente pour sa part un expert militaire. « La coordination entre la brigade antiémeute et l’armée était très étroite. Ce n’était toutefois pas le cas avec la police du Parlement », affirme une source proche du ministère de l’Intérieur.
« En temps normal, la coordination entre les deux entités fonctionne bien avec une toutefois légère prééminence de l’armée. Toutefois, dans la pratique, l’armée n’a aucun moyen de contrôler ou de superviser les unités qui ne relèvent pas directement de son commandement », commente M. Nerguizian. « Dans le cas des violences qui se sont produites dans le centre-ville, on peut difficilement parler de coordination crédible entre les différents services sécuritaires », conclut l’expert.
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commentaires (19)
Ce que ce valeureux et courageux journaliste nous explique s'applique comme copie collée à ce qui se passe à l’aéroport où notre inoxydable Berry a encore réussi à placer ses partisans à tous les postes clés. Quant à notre pauvre Aoun, il n'a réussi qu'à placer son pauvre gendre. Maigre consolation et triste promotion pour ce pays qui ne mérite pas tous ces comédiens.
Citoyen
19 h 39, le 19 décembre 2019