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... Et des larmes, maintenant

Surpris serait trop peu dire : par sa soudaineté et son ampleur, la contestation populaire, qui vient d’entrer dans son troisième mois, a proprement soufflé un pouvoir libanais barricadé derrière ses scandaleux privilèges et qui, assuré de son immunité et son impunité, n’avait rien vu venir. Absorbé le premier choc, passée la phase du déni, les dirigeants se perdaient en gesticulations politiciennes et mensongères promesses de réforme ; de toute évidence, c’est sur l’essoufflement des foules qu’ils tablaient pour reconquérir, et mieux exploiter par la suite, leurs terres un moment submergées.


Mais dans un singulier remake du gag de l’arroseur arrosé, n’est-ce pas ce qui est en train d’arriver à cet insolent establishment que l’on voit maintenant étaler, en même temps que ses propres contradictions, toute la mesure de sa criminelle incompétence ? Si, pour l’heure, ce vaste soulèvement ne devait revendiquer qu’un exploit, un seul, ce serait, d’abord, celui d’avoir mis à nu des figures consacrées, d’avoir crevassé ces tours d’ivoire dans lesquelles s’enfermaient des dirigeants sourds aux plaintes du peuple, et dont on découvre avec émerveillement qu’elles n’étaient pas si solides que cela. Ce serait d’avoir désorganisé, déstructuré, du même coup, l’aberrant système de gouvernement qui, depuis des décennies, a cours dans notre pays ; car à peine retombée la poussière des confrontations cycliques entre Libanais, c’est invariablement sur du sable que l’on s’est obstiné à tout reconstruire.


Pour truffée de pièges sémantiques et de lacunes que fût la Constitution de Taëf, on s’est ainsi ingénié à la lester d’un supplément de boulets en jouant délibérément le blocage des institutions. S’adonnant au mélange des genres, on a fait de tout gouvernement un mini-Parlement en proie aux luttes d’influence partisanes et voué, le plus souvent, à la paralysie. Et sous prétexte de conformité au pacte de 1943 associant au pouvoir les diverses composantes du pays, on a prétendu réserver les plus hauts postes de l’État non point aux plus méritants, aux plus fédérateurs des personnages publics, mais à ceux qui parvenaient à se poser en patrons de leurs propres communautés. Jolie manière, en vérité, de promouvoir l’adhésion nationale des citoyens que d’envoyer ces coqs querelleurs trôner chacun sur son coin de basse-cour…


C’est ce vicieux échafaudage que l’on voit vaciller au gré de l’actuelle crise ministérielle. Leader incontesté du sunnisme libanais, le Premier ministre démissionnaire Saad Hariri ne semble pas près, pour autant, de reprendre le collier. Dans la meilleure des hypothèses, il ne peut escompter qu’une majorité des plus étriquées lors des consultations parlementaires deux fois ajournées déjà, et qui, sauf nouveau renvoi, doivent se dérouler demain. De surcroît, Hariri vient d’être dessaisi d’une grosse part de caution chrétienne, avec la défection inopinée des Forces libanaises. Après un Samir Geagea fort mal récompensé de son ralliement à l’élection du président Michel Aoun, c’est le même pari qu’est en train de perdre le leader du courant du Futur, qui croyait s’être garanti un bail de six ans au Sérail. Le plus renversant toutefois est que le chef de l’État lui-même ne sort pas indemne de ce véritable marché de dupes : ce sexennat en crise, anormalement lent à la détente, désavoué par les foules alors qu’il vient tout juste d’entamer sa seconde moitié, n’a franchement plus rien de cette présidence forte que prônait, qu’ambitionnait le général.


Plus inquiétant encore que la panne des institutions est le dysfonctionnement flagrant des organismes chargés d’assurer la sécurité publique. À Beyrouth comme dans leurs fiefs du Sud et de la Békaa, le raz-de-marée populaire a certes acculé les milices déguisées en partis et mouvements politiques à décliner leurs nature et vocation réelles, fondées sur le recours à la violence. Les agressions contre les manifestants ne se comptent plus. Passe encore que les forces de l’ordre ne se décident à intervenir, le plus souvent, qu’après coup… et profusion de coups ; mais que certaines officines étatiques s’érigent elles-mêmes en milices, en garde prétorienne à la dévotion exclusive d’un personnage dépasse l’entendement. Tel est bien le cas de cette unité chargée de la protection de l’enceinte du Parlement, exclusivement formée de chauds partisans du président de l’Assemblée et que l’on a vue faire preuve d’une brutalité qui a même indigné la représentation de l’ONU.


L’État dans l’État, on ne connaissait que trop, déjà. Parce qu’on n’arrête pas le progrès, faites maintenant connaissance avec la police dans la police. La révolution a déjà connu son baptême du sang ; point n’était besoin d’une telle débauche de grenades lacrymogènes illuminant le Beirut by night pour nous faire verser une larme sur le triste, le pathétique état de la République.


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Surpris serait trop peu dire : par sa soudaineté et son ampleur, la contestation populaire, qui vient d’entrer dans son troisième mois, a proprement soufflé un pouvoir libanais barricadé derrière ses scandaleux privilèges et qui, assuré de son immunité et son impunité, n’avait rien vu venir. Absorbé le premier choc, passée la phase du déni, les dirigeants se perdaient en...