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Lifestyle - Beyrouth Insight

Taymour Jreissati, ses fils, sa bataille...

Aux premiers balbutiements de la révolution d’octobre, cet entrepreneur de 33 ans a mis en suspens son quotidien professionnel, au sein de sa boîte The Piecemakers, pour se dédier à son nouveau « boulot », sur le chantier de la « thaoura ».

Taymour Jreissati, jusqu’au-boutiste. Photo Patrick Baz

« Mais c’est justement parce que j’ai deux gamins, et que je me fais du mauvais sang pour eux et leur avenir dans ce pays ! » Voilà ce que rétorque Taymour Jreissati à son entourage, sa famille, ses amis et tous ceux qui lui demandent avec effarement pourquoi il s’obstine à se mettre en danger, tantôt au cœur des rassemblements qui, dernièrement, tournent au vinaigre, et tantôt sur les brûlantes lignes de front, alors qu’il est le père de deux petits garçons, Shérif, bientôt 5 ans, et Richard, 1 an et demi. En ce sens, cet activiste improvisé s’avère être d’une inébranlable détermination, se fermant les oreilles à double tour quand les prudences alentour tentent de l’endiguer au nom d’une supposée raison. « Fais gaffe, tu t’exposes trop », « Tu prends trop de risques », « Calme-toi ». Il ne veut rien entendre. Et d’insister, alors qu’une colère lui fait vriller la pupille d’un bleu-vert trouble et troublant : « Pour moi, la révolution, cette volonté de changer le système, ne peut se faire avec des demi-mesures. C’est tout ou rien. C’est soit on se donne en entier, soit on reste chez soi et on ne s’attend à rien. » Suivant cette pensée, le 17 octobre, Jreissati a laissé sa vie « d’avant », alignée sur les objectifs de sa boîte The Piecemakers, qui réalise et produit des projets de design et d’architecture, pour embarquer vers les archipels inconnus de la révolution libanaise.


Chuter et recommencer
Il suffit de passer quelques minutes en sa compagnie, le regarder se débattre avec sa chaise, dès lors que se met à vibrionner son portable, s’asseoir et bondir, faire les cent pas, semblant presque vouloir expédier l’interview pour aller rejoindre ses camarades de révolution, pour comprendre à quel point les causes de la révolution habitent le jeune Libanais de 33 ans. D’ailleurs, habité, passionné, jusqu’auboutiste et parfois même excessif, Taymour Jreissati avoue l’avoir toujours été. « Je ne peux pas rester en place. » Adolescent, à l’étroit sur les bancs de classe, « je n’étais pas fait pour ça », cette surcharge d’énergie l’envoyait slalomer sur les pistes de ski de ce monde, au pied desquelles il amassait coupes et médailles, ou sinon crapahuter au large de la baie de Jounieh où il a grandi. À propos de cette époque, il dit : « Quand je repense à mon enfance, même si celle-ci coïncidait avec la fin de la guerre et tout ce que ces 15 ans avaient pu causer comme dégâts, je me souviens d’un environnement sain, d’une mer propre où je passais tout mon temps, chose qui est devenue impossible aujourd’hui. Je compare mon enfance à celle de mes enfants, et rien qu’à cette idée, je suis en colère. Comment nous sommes-nous autorisés à en arriver là ? » Diplôme d’affaires en poche, « décroché vite fait », Jreissati refuse, contrairement à bon nombre de ses copains, de travailler à l’ombre de son père, préférant se retrouver au bas d’une échelle professionnelle qu’il gravit avec une rage au ventre, lui qui dit « détester, par-dessus tout, les pistons ». Il intègre alors une entreprise qui prend en charge des projets d’architecture d’intérieur dont il affectionne particulièrement le contact avec le réel, « sur les chantiers, avec les ouvriers », que cette profession lui confère. Sauf qu’en 2014, à cause de la situation économique du pays, déjà branlante à ce moment, l’entreprise fait faillite et il se retrouve « au chômage, avec une femme enceinte, et toutes mes priorités qui changeaient, maintenant que je faisais mes armes dans la vie réelle ». De cette première chute, Taymour se relève avec rage et courage, en montant sa propre boîte, The Piecemakers, une plate-forme qui assure la réalisation et la production de projets de design et d’architecture. Croyant dur comme fer au potentiel de ce pays, il se met en branle, plus de douze heures de boulot quotidiennes, pour faire éclore ses projets, jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par le coup dur d’octobre, concédant avec amertume : « C’est ça le problème majeur du pays : à chaque fois qu’on veut grandir ici, quelque chose vient nous faire tomber de haut. Et c’est ça qui doit changer. »



Un nouveau boulot
À ce moment, secoué par le coup de pied mythique de Malak Alaywe Herz qu’il semble recevoir en plein cœur et qui le pousse à « faire quelque chose », Taymour Jreissati commence par timidement contribuer à la révolution, en prêtant ses mains au nettoyage quotidien des places improvisé par Muwatin Lebnené. Toutefois, au bout de douze jours, cette participation ne suffit plus pour cet immuable « révolté contre un système qui bouffe les droits des plus démunis ». L’appel du terrain lui vient alors comme tout chant de sirènes, et le fait avancer vers « la rue qui est le cœur et l’essence du mouvement ». Seul, confiant en la boussole de ses convictions, il se met à suivre le flot des rassemblements, d’abord le sit-in devant le siège d’EDL, puis la marche vers le palais de Baabda où il se retrouve en ligne de front, impavide, mais prêt à démanteler les barbelés de la peur. Il y croise les mêmes têtes, des personnes qu’il considère aujourd’hui « comme la famille », mais qu’il ne connaissait pas avant le 17 octobre. Ensemble, ils montent un groupe dédié à l’organisation et la coordination d’événements relatifs à la révolution.

Ainsi, de jour en jour, d’une initiative à l’autre, Jreissati devient l’un des incontournables visages des rassemblements, endossant imperceptiblement l’uniforme d’une nouvelle profession : un ouvrier forcené de la révolution, assurant à ce sujet : « Il faut que je me retrousse les manches et que je passe à l’action. Il n’y a pas d’autre moyen. » Alors, harnaché à son nouvel attirail de la rue, ce hâle d’amoureux des grands dehors, cette barbe de beau boucanier, ce pantalon cargo et ces baskets de randonnée, il se démène sur tous les fronts. Tour à tour, on l’aura donc vu, englué à son portable, encourageant et bousculant qui se sent dégonflé, « allez, venez ! Ce n’est pas restant sur votre canapé que vous allez faire changer les choses ». On l’aura bien sûr repéré sur sa moto, à sillonner la ville, de rassemblement en rassemblement, « au cas où quelque chose arrive ». On l’aura observé, au seuil des commissariats, de la rage dans la voix, refusant de partir avant que ses camarades soient libérés. On aura croisé sa force tranquille, l’un des premiers à être sur le terrain, sur les lignes de front où il tente de contenir les courroux débordants des garçons. Ou apportant son énergie Duracell à qui est en danger, sa musculature sculptée aux barrages humains. Ne s’arrêtant jamais. Alors, oui, parfois, il arrive que le moral renâcle un peu, mais Taymour Jreissati continue d’aller de l’avant. « Je pense à tous ceux qui ont projeté sur moi une responsabilité, je ne peux pas les décevoir. Et puis surtout à mes deux enfants. À chaque fois que j’ai un coup de mou, je pense à eux. C’est pour eux que je fais tout cela. » Rassurez-vous, rien que pour eux, il ne baissera pas le poing.



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