Midi : un tramway s’approche, le grincement couvre klaxons et clameurs. La chasse est ouverte, c’est le moment idéal pour une capture. Motrice et wagon se sont arrêtés à ma hauteur, quelques passagers en descendent, je cherche anxieusement ma prochaine proie ; oui ! la voilà : frêle silhouette surgie de la pénombre, la jeune femme descend presque malgré elle, ses escarpins immaculés effleurent à peine les marches, avec quelle émouvante vulnérabilité elle sort de ce monstre d’acier… Maintenant debout sur les pavés, comme effarée, elle regarde alentour mais semble ne rien voir, on la dirait perdue en elle-même. Se reprenant tout à coup, elle se dirige vers moi et mon cœur loupe un battement.
Aussitôt vient le réflexe du déclic, mais avec lui un autre sentiment m’a serré les tripes, un je-ne-sais-quoi d’ivresse brutale ; je me sens stupide et pourtant, oui, mon cœur bat à l’unisson du claquement de ses talons sur le trottoir, je n’entends plus que ce clic-clac, autour le silence s’est abattu ; le tramway démarre dans un soupir et toute la scène se déroule maintenant au ralenti. Je dégaine, vise, tire, la photo est prise et j’espère qu’elle est bonne, qu’elle lui plaira si elle revient réclamer son tirage le lendemain, mon Dieu faites qu’elle revienne, ce sera l’occasion de la revoir ; le tramway n’est pas encore parti que j’ai fait ce que j’avais à faire et le plus sidérant est qu’elle ne s’est rendu compte de rien, c’est moi qui ai tiré et c’est elle qui m’a touché au cœur, le regard mélancolique, l’air fermé, sa jeune beauté pas encore épanouie, les épaules basses et les bras ballants… Quelle vie a-t-elle pu endurer pour se transformer en ombre qui passe avec tellement de timidité résignée, à l’âge de l’insolence ? Elle a la grâce d’une bayadère, un pied devant l’autre, elle défile sans en avoir l’air, je suis là et elle ne me voit toujours pas, son âme prise, volée, enfermée dans le boîtier ; elle est à moi à jamais, captive d’une passion brutale comme un orage d’Assomption.
Tiens, il y a derrière elle un petit garçon, témoin silencieux de mon forfait. Que fait-il tout seul, on dirait qu’il la suit, mais non, elle est seule, il est seul, et chaque passager de ce tramway qui n’en finit pas de gémir sur ses rails est dans un état de solitude oppressant. Je suis seul aussi, photographe ambulant, « surpriseur » dira-t-on un jour, si seul dans la foule, je passe ma journée à chercher des victimes comme elle pour leur vendre une tranche volée de leur propre vie et je m’aperçois que la photo que je viens de faire ressemble au Cri de Munch, la toile la plus angoissante de la Belle Époque dont nous sommes pourtant nostalgiques, cette jeune femme crie à l’intérieur et cela me donne envie de crier, moi aussi.
Samedi 12 octobre 1957, midi. Le tram s’est arrêté à la place des Martyrs, déjà je suis debout, je descends, la lumière vive de cet automne est omniprésente, sur la chaussée, sur le métal, on étouffe, heureusement que toutes les fenêtres du tram étaient ouvertes. Je m’avance, regardant le sol, les pensées prises par mille petites préoccupations, j’ai l’âge où l’on angoisse pour un rien, je ne regarde personne autour de moi comme ma mère me l’a appris et le meilleur moyen de ne pas croiser les regards est encore de fixer ce sol qui défile devant soi. Soudain, un inconnu se dirige vers moi, je ne l’ai aperçu qu’au dernier moment ; la gorge sèche il m’aborde avec un bonjour, il tente un sourire, mais c’est étonnant, il semble étranglé par la timidité quand son métier est précisément de photographier et d’aborder des passants anonymes toute la journée, il est jeune, c’est peut-être son excuse, peut-être inexpérimenté. Je comprends qu’il m’a photographiée au moment où il me tend sa carte de visite et sa main a tremblé, ou ai-je rêvé ? Il me supplie presque de revenir demain prendre ma photo, « Studio Empire », précise-t-il, il me promet qu’elle sera extraordinairement réussie, « je vous en prie mademoiselle, revenez la prendre, c’est une de mes plus belles ». Touchée malgré l’abordage cavalier, je lui ai fait un petit sourire accompagné d’une promesse qui ne coûte rien, « je viendrai »; il est mignon tout de même, presque émouvant, j’ai même failli lui dire merci car le temps d’une rencontre il m’a fait oublier les petits tracas de mon existence. Je suis déjà loin, je sens son regard qui attend que je me retourne mais je ne le ferai pas, bien que la curiosité me taraude.
Soudain j’éclate de rire, cette scène m’a beaucoup amusée, je réalise que j’ai vingt ans et c’est l’âge de tous les espoirs, je lève la tête vers le ciel bleu d’opale, parcours ces façades multicolores que je n’avais jamais remarquées, observe la foule qui va dans tous les sens comme les bulles d’une eau bouillante, je suis vivante, l’avenir tout entier devant moi. Dans ma tête une musique s’est déclenchée, celle du bonheur ; voilà, c’était un moment de bonheur, de ceux qu’il faut cueillir sur-le-champ avant qu’ils ne passent et là je n’y tiens plus, malgré toute la volonté du monde je me suis retournée, il est là qui n’a pas arrêté de me regarder m’éloigner, totalement désarmé, hébété et ridicule avec sa caméra entre les mains, allons, n’en rajoute pas, je ne suis pas si jolie et tu n’es qu’un photographe de rue, je lui fais un signe de la main, comment lui dire merci autrement, merci de ce moment surréaliste ; il m’a souri lui aussi mais déjà je poursuis mon chemin, le tramway qui s’éloigne emporte des passagers solitaires mais moi je ne le suis plus.
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14 h 37, le 13 octobre 2019